— Pas aujourd’hui, fais-je d’un air horrifié, c’est un jour sacré, le jour du sans-rire !
— On peut baiser sans se marrer, objecte cet homme de bien, avec quelque pertinence, que, moi qui te cause, l’ami, moi qui te déconne à longueur de vie, j’ai su un mec qui pleurait en broutant le frifri d’une fille. Qui pleurait d’amour pour elle, en pleine dégustation de tarte aux poils, comme dit l’Audiard. Qui pleurait la bouche pleine, enfoui dans les profondeurs de celle qu’il bouffait, pleurait de détresse à cause de l’instant qui ne tarderait pas à finir ; pleurait aux perspectives de la vie salopeuse qui l’attendait sur le pas de la porte pour l’emmener dans l’emmouscaillage général ; qui pleurait dans un corps adoré toutes les larmes du sien ; pleurait dans ses délices, l’ami, pleurait dans des jouissances les plus pures larmes de son existence ; pleurait comme je te pleure d’en parler, l’ami, et se sentait grandi par sa peine d’un tel moment, par ce grand mérite unique et magistral de chialer dans une chatte en émoi. Et que personne n’y peut rien, ceux qui comprennent pas davantage que ceux qui ne comprennent pas, parce que c’est ainsi, la beauté du monde : des larmes sur un cul bouffé. Et merci mon Dieu d’avoir permis cela. Car là est Votre vraie grandeur, mon Dieu : sexe et cœur confondus, foutre et larmes mélangés. Là est votre gloire de l’homme. Et vous n’aurez même pas un mot à dire pour qu’il soit sauvé, celui-là qui aura pleuré de misère en faisant minette. Pleuré tout en bandant. Seigneur, pleuré en tyroliant un clitoris épanoui. Quelle prière a pu jamais vous toucher davantage, Seigneur ? Répondez ! Répondez-moi : je suis dans l’annuaire.
Alonzo me défrime avec insistance. Sa remarque n’espérait pas de réponse. Il me regarde en accomplissant un effort mnémonique (amenez Monique !). Visiblement, je lui « dis » quelque chose.
— On s’est déjà vus, assure-t-il brusquement, je suis déjà monté avec toi, ma grande ?
— C’est possible, réponds-je pour m’en débarrasser, tout en réprimant un grand frisson d’effroi. Salut, à un de ces soirs !
Et je m’apprête à continuer mon chemin de nulle part, lorsqu’il me saisit par le bras.
— Attends, écoute.
Mais il oublie ce qu’il voulait me dire. Il palpe mes biscotos d’athlète et bégaie :
— T’es un homme !
— Tous les goûts sont dans la nature, grand fou ! éludé-je.
Là-dessus, je m’arrache. Il me course.
— Hé ! Amigo !
Tu parles d’un obstiné, ce gros con, il risque de me pulvériser la cabane.
— Quoi ?
— J’ai jamais essayé avec un gars, me dit-il en baissant le ton, je voudrais me rendre compte…
— Revenez demain !
— Demain je ne serai pas libre, c’est tout de suite que je veux !
— Je vous ai déjà répondu qu’il n’en était pas question aujourd’hui.
Le gros lard visqueux prend soudain une expression sardonique. Son excitation le rend fumier comme un mâle insatisfait.
— Tu sais que ton petit boulot est formellement interdit par la loi et qu’il est puni de mort ?
Merde ! J’aurais dû m’en gaffer. Les régimes comme celui du vénéré président Tiago Chiraco s’appuient toujours sur des tabous. Ils martyrisent des minorités pour donner bonne conscience à la majorité. La grande aubaine reste les juifs. Les nègres, maintenant, ils n’osent plus, depuis que ces cons prolifèrent, qu’ils sont licenciés et commencent à savoir se servir de Migs ou de Mirages. Pour les zhomos aussi ça se tasse, sauf encore dans des patelins rétros, comme le San Bravo.
— Ecoute, mon beau chéri, lui roucoulé-je, je ne saurais pas où t’emmener car, pour te dire la vérité, ma vieille mère, sa sœur infirme et mon petit frère viennent de débarquer dans mon studio de travail ; tu ne nous vois pas faisant des galipettes devant eux ?
Le vilain porcelet me montre une maison rose, à une jetée de capote anglaise de nous.
— Viens par ici, c’est chez la pute que je me tape habituellement, on rigolera.
— Ecoute, Chouchou…
Il a de la mousse aux lèvres, ce gros tendeur. Le regard en pleine globulation.
— Si tu ne viens pas, j’appelle un flic. C’est pas dur : il suffit de crier « police » et il en sort de partout !
— Méchant !
— Viens !
On ne pourrait neutraliser sa flamme qu’à grand renfort de seaux d’eau froide. Je le suis donc, me promettant de lui faire sa fête sitôt que nous nous trouverons dans un lieu adéquat et concomitant.
Il pousse une porte dans la façade rose praline de la crèche. On se trouve en présence d’un escadrin, tout comme chez mon pote le nazi, car, au San Bravo, le rez-de-chaussée n’existe pas et les maisons commencent à partir du premier étage.
Parvenu au sommet des seize marches de pierre, il actionne le heurtoir d’une deuxième lourde.
Qui s’ouvre.
Une fille fardée comme les très anciens habitants du pays, je te cause d’avant Colomb, et sobrement vêtue d’un peignoir en voile arachnéen (le voile qui fait se voiler la face) surgit dans l’encadrement.
— Tiens, c’est toi, Alonzo ! dit-elle morneplainement. Mais tu es avec une fille !
— Je veux une séance de gala, annonce Alonzi. Rassure-toi, j’ai de l’argent.
— Alors si tu as de l’argent, vous êtes les bienvenus, fait la fille.
Elle s’efface pour nous laisser entrer.
Et mon sang, au lieu de ne faire qu’un tour, se met à geler. Il stoppe dans mes veines comme l’eau dans les canaux de Bruges l’hiver qu’il a fait si froid, si froid que le zizi du Manneken Pis lui est resté dans la main, le pauvre chou !
J’ose à peine le dire tellement c’est bas.
La pute…
La pute dont Alonzo Alonzi est l’habitué fervent n’est autre que la chaste Hildegarde Von Mammel.
T’aimes ?
CHAPITRE DOUZE
DANS LEQUEL
ÇA DEVIENT CATASTROPHIQUE
Elle ne m’a pas pris garde, dans la foulée de notre venue. Ce qui me frappe, c’est son air résigné, cet air de profond ennui qu’ont à peu près toutes les prostituées. Un confus désir de se trouver ailleurs sans avoir la force de s’y rendre. Elle se loue à un tarif donné. Et c’est pas marrant, ni frivole, ni rien d’autre que vaguement écœurant. Faut subir en essayant de n’y pas penser. Les mecs viennent se déverser à la décharge publique. Elle leur facilite la manœuvre. Ils l’appellent « mon amour » en coïtant, elle répond « oui, oui, c’est ça, » d’une voix morne. Pas les contrarier. Pas leur couper l’envol. Plus vite ils accèdent au panard, plus rapidement ils cliquent leurs claques.
— Dis donc, t’as touché le gros lot de la loterie ? elle s’informe, pour te permettre des fantaisies pareilles, gros polisson.
Je l’écoute, la regarde. Se peut-il ? Cette nana si pure du matin, assise au bord de mon lit. Et son souffle ensuite contre mon cou. Elle m’a remercié de ne pas l’avoir culbutée. Sincère ? Ça correspondait à quoi ?
Le gros Alonzo hoche la tête et froisse des billets dans la poche de son pantalon, douce musique. Il les chauffe près de ses testicules. La prime de l’autre jour. Il l’use pour son bonheur intime. Son droit. Un célibataire, faut qu’il se consacre à son plaisir. Il n’a que lui à aimer, à choyer. Il accomplit un devoir en se chouchoutant. Il se penche sur les autres en se penchant sur lui-même.
— Oui, dit-il, j’ai palpé le gros lot.
— Et où as-tu pêché cette fille ? demande Hildegarde en se tournant vers moi.
Elle demeure indécise, troublée. Probablement par les vêtements qu’elle reconnaît. Les bonnes femmes, elles ont l’œil question chiftir. Pas une guenille, un colifichet qui échappe à leur esprit d’observation.