Je reviens dans ma chambre. Vite fermer la fenêtre à cause de l’air climatisé qui disperse. Je bois une batida au jus de pamplemousse. Comme je viens de vider le verre, le biniou retentit. La réception m’annonce que Son Excellence Pedro Pantouflar, le chargé de presse de Tiago Chiraco, exige la permission de monter me voir. Je dis que d’accord, je suis prêt à le recevoir.
Et je vais attendre l’homme dans le couloir. Il se pointe, encadré par deux chasseurs qui ressemblent aux musiciens du défilé.
C’est un gros mec soufflé, suintant, avec d’énormes favoris frisottés, l’œil le plus concupiscent qui se puisse trouver sous une arcade sourcilière, une bouche épaisse comme deux hamburgers superposés et qui mousse aux commissures. Il porte un bath costar blanc, à rayures noires, une chemise noire, une cravate jaune au nœud large comme mon poing.
Quelques rubans de couleur ornent son revers. Ses mains sont alourdies de bagouzes et son sourire de dents également en or. Ses godasses de croco craquent comme un vieux parquet.
Il arrive sur moi, me toise vilainement, puis m’écarte d’une bourrade afin de pénétrer dans ma chambre. Il va s’asseoir dans un fauteuil, ouvre les pans de son veston, découvrant ainsi un holster de G-man garni d’un parabellum capable de remplacer au pied levé un lance-missiles enrayé.
— Pourquoi Delapine n’est-il pas venu ? me demande-t-il rudement.
Ayant dit, il crache un paquet de chewing-gum mâchouillé sur le tapis et met une jambe sur l’accoudoir du fauteuil.
Je lui décoche un sourire amical.
— Il n’est pas venu parce qu’il est mort, Excellence ; il a eu un accident de voiture il y a trois jours, sur une autoroute, près de Paris. Je suis son associé. Dans notre organisation, c’est moi qui m’occupais de recruter le… cheptel, et c’était lui qui le livrait ; pendant quelque temps, je vais devoir assurer les deux fonctions.
— Vous en avez amené combien ?
— Trois, Excellence.
— Seulement !
— La qualité prime la quantité, croyez-moi.
— Je peux les voir ?
— Si vous voulez bien me suivre…
Et je l’entraîne dans la chambre voisine.
Je ne lui ai pas bourré le caisson en l’assurant que c’était du surchoix. Tu verrais les trois mousmés recrutées par « les quatre », tu manquerais de salive pendant des mois.
Du point de vue silhouette, impossible de rêver mieux, ou alors on irait vers un bouleversement de l’espèce. Elles sont belles à hurler, voilà. L’image est galvaudée, je t’accorde, mais dans la foulée je n’en trouve pas de plus éloquentes.
Bon, attends, c’est pas le tout… D’accord, y a le fait que les trois sont blondes, une blondeur ri-gou-reu-se-ment naturelle. Et je pèse mes mots. Le fait qu’elles ont des yeux pervenche, également, pas négligeables. Des bouches hyper appétissantes. Et j’en passe. Toujours t’expliquer les belles frangines, cul et chemise, nichons, cambrure, ventre plat, la sauce… Leur cressonnière, le mignon berlingue ultra-comestible que tu te le taperais à tous tes repas. Y a tant à dire sur une sœur quand tu es aussi féministe que je le suis. Tant à préciser sur la peau, les couleurs, le parfum, le velouté, le reste, l’immense reste. Mais ce qui confère à ces trois filles un charme — ô combien — particulier, c’est le fait qu’elles sont sœurs. T’entends bien ce que je te virgule, l’artiste ? Sœurs, sisters, frangines ! Les trois. Et bouge pas : des triplées. T’as compris ? Trois nanas de la même fournée. Absolument identiques ! Un rêve digne de ceux de Casanova. La grâce, la joliesse, la lascivité, la perfection en triple exemplaire, comme des actes notariés. Trois mêmes déesses. Trois affolantes mademoiselles. Quand tu les sautes, tu te crois baiser dans un jeu de glaces. Le fin du fin, le tout suprême. La folie érotique. Emmanuelle (scolaire) battue. Ravalée au rang de concierge podagre. Trois nanas sublimissimes. Juste leurs prénoms qui diffèrent. Autrement t’as pas le moindre repère. Tu peux compter leurs poils : le nombre est le même chez les trois. Tu peux aussi comparer leurs mensurations : pas un millimètre d’écart entre ces trois grâces. Et je dis pas grâce à la va-vite. Elles s’appellent respectivement Aglaé, Thalie, Euphrosyne ; comme quoi leurs parents ont bien fait les choses. Mais comme on n’arrête pas le progrès et que ces blazes sont durailles à employer, ils se sont transformés en Glagla, Tata et Frofro ; ce qui manque un peu d’envol mais simplifie les choses.
Lorsque nous pénétrons dans leur chambre, ces trois divines sont allongées sur le tapis, à plat ventre, décrivant plus ou moins le sigle de Mercedes. Y en a une qui lit sur le Guide bleu des Vosges consacré au San Bravo les curiosités de la capitale : vestiges de temples incas, églises baroques, musée lapidaire et autres réjouissances qui font la fortune de la maison Kodak.
Notre venue les silencieuse. Elles tournent « sa » tête vers nous et nous sourient.
Son Excellence Pedro Pantouflar demeure sans voix. On dirait la statue de Simon Bolivar, sur la place de la Revolución du Salut. Puis il se met à respirer de plus en plus fort, et tu te figures que la loco du Pacific-Express entre en gare. On voit flotter les poils de ses narines, cependant que ceux de ses rouflaquettes se hérissent comme le pelage d’un chat en colère.
— Qu’en pensez-vous, Excellence ? je demande d’une petite voix faussement modeste.
— Par la Madone, dit-il, car lui aussi a lu des bouquins qui se passaient en Amérique centrale, où donc avez-vous trouvé ça ?
C’est précisément la question que je me suis posée à propos des « Quatre » lorsque j’ai rencontré ce somptueux trio.
— Ah, c’est une trouvaille qui vaut son pesant de chiracos[2], éludé-je.
Et nous nous taisons. Les trois sœurs Brontë visionnent l’arrivant. Le chef de chiottes de Tiago Chiraco visionne ces demoiselles. La tension est kif une peau de tambour. T’entends voler les mouches à l’extérieur. A moins que ce zonzonnement ne soit dû au climatiseur ?
Maintenant, sans vouloir te faire prendre froid, va falloir que j’ouvre une parenthèse. Avant de m’envoler pour ce patelin, j’ai interviewé une fille qui eut les honneurs de Chiraco lors d’un voyage de Delapine ici. Elle m’a raconté par le menu le processus. Ainsi je savais que Pantouflar vient chaque fois accueillir les nouveaux effectifs. C’est lui qui décide dans quel ordre son seigneur et maître consommera les nouvelles venues. Et la bergère en question m’a révélé qu’il poussait la conscience professionnelle jusqu’à les essayer. Ceci, sous le sceau du secret, Tiago Chiraco n’étant pas le genre de mec à finir les restes de ses collaborateurs.
Je pousse Pantouflar du coude.
— Etourdissant, non ?
— Feu du diable ! me répond-il.
Et j’admire la formule.
Alors j’approche ma bouche de sa feuille de chou pleine de vilains poils et d’horribles veines bleuâtres.
— Mon regretté associé, Excellence, m’avait dit que vous vénérez le grand Chiraco au point d’éprouver avant lui les personnes qui lui sont proposées. C’est là une preuve de conscience professionnelle qui vous honore. Dois-je vous laisser faire la connaissance de ces merveilleuses triplées ?
Il a un geste surprenant. Il regarde son falzuche. Et bon, il y trouve la preuve que le cheval est bel et bien la plus belle conquête de l’homme.
— Eh bien… heu… grrmmm… répond Pantouflar.
— Soyez sans inquiétude, Excellence. Ces jeunes filles sont d’excellente famille et la discrétion constitue leur qualité principale tout de suite après la lubricité. Elles se garderont bien de dire au grand Chiraco jusqu’où va votre sollicitude, ne voulant point vous placer en porte à faux vis-à-vis de lui. Nous savons, elles et moi, qu’un excès de zèle, souvent, indispose celui qui en est le bénéficiaire. La nature humaine est si complexe…