Выбрать главу

— Ce serait une bonne idée, ma chère amie, réponds-je, seulement je n’ai pas de jeton de taxiphone sur moi.

* * *

Et la nuit passe après un repas médiocre composé de chènevis cuit à l’eau. Nuit cruelle, car jamais les lumières ne baissent dans cette geôle de verre. Nous y sommes comme dans une vitrine d’exposition.

Les geôliers ne font rien d’autre que de nous surveiller. Pas de brèmes, de journaux, de bavardages (et pour cause, encore que rien n’est plus bavard qu’un sourd-muet). Ils se relaient toutes les heures et restent immobiles à nous contempler, Berthe, les deux masques de fer et moi.

— Savez-vous qui sont ces gens ? demandé-je à ma chère Bérurière, en lui désignant nos mystérieux compagnons d’infortune.

Elle hausse les épaules.

— Comment t’est-ce j’saurais, av’c ce qu’y z’ont sur la tronche ?

On a fini par s’endormir, d’un sommeil tortueux, en pointillé, riche en cauchemars effroyables. Berthe m’a proposé une bonne manière pour m’aider à trouver le repos, mais j’ai refusé, alléguant que je ne me sentirais pas au mieux de ma forme sous les yeux des vilains géants qui nous surveillent.

Elle a soupiré.

— Mon cher Antonio, vous et moi, c’sera toujours un manque dans ma vie sentimentale. Deux amis comme nous, qu’ait rien entre, je déplore. Ne serait-ce t’été qu’une petite pipe affectueuse. J’vous cacherai pas qu’en partant pour ce voyage, j’avais une idée de derrière la chatte. J’me disais : voilà l’occasion tunique. Et puis, décidément non. Causez-moi franchement, commissaire : serait-ce qu’je serais pas votre genre ?

— Grand Dieu, chère Berthe, qu’allez-vous imaginer là ? Seulement vous êtes l’épouse de mon meilleur ami et je refrène l’appel des sens dans un cas pareil.

— Eh bien vous avez tort, bougonne la rombière, si on ne baiserait pas les femmes de ses amis, l’amitié ressemblerait plus à grand-chose.

Là-dessus, elle s’endort, incomblée, ronflante, énorme monticule de sommeil bercé par des nostalgies organiques.

Et moi je rêvasse. Que sont les trois sœurs devenues ? Et l’étrange Hildegarde avec son papa nazi ?

Un bruit, du bruit, m’arrache à la torpulence dans laquelle je baigne.

J’allume mes loupiotes personnelles et je vois entrer le secrétaire crevard, escorté de deux officiers. Il fait des ordres aux gardes-chiourme, lesquels viennent chercher nos voisins de détention, les deux mecs de fer masqué. S’agit-il d’une exécution matinale ? Ma montre parle de cinq heures of the morninge. Ça me paraît un peu tôt.

Tout le monde se retire et je me pelotonne, la tête dans le creux de mon coude.

A cinq plombes, dans notre pavillon de Saint-Cloud, Félicie s’éveille. C’est son heure, car elle roupille peu, M’man. Elle se retient de se lever afin de ne pas gêner le sommeil des autres. Elle demeure un grand moment dans son lit, couchée sur le dos, bien à plat. Moi, je ne sais pas dormir sur le dos, y a que les natures infiniment chastes, comme ma vieille, qui peuvent. Des êtres confiants, donc qui ont la conscience à l’horizontale. M’man est toujours posée de la sorte dans son lit d’innocence. Un gros chapelet à grains noirs est accroché au-dessus de sa tête, à côté de la photo de papa qui le représente en militaire. Oui : elle s’éveille, ma Félicie. Elle pense à moi. Se demande où je suis, ce que je fais. Et tout naturellement, elle se met à prier, parce que, je vais te dire : ma bonne étoile proverbiale, c’est elle, la chère veilleuse, qui sans relâche parle de moi à qui peut quelque chose pour moi.

Confusément rassuré, je me rendors.

Et des bruits encore.

Cette fois, les officiers qui escortaient Kilébo Kantibez ramènent un des deux hommes masqués.

Qu’a-t-on fait de l’autre ? Kaput ?

Le silence revient. Le détenu réintégré se couche. Il dort assis à cause de son masque. Maintenant, il est six plombes et demie. Félicie s’est levée et prépare son premier café dans la vieille cafetière de fer émaillé, dont les motifs bleus représentent des cerises. Des cerises bleues… Depuis mon plus jeune âge je les ai dans ma rétine. M’man se fait plus d’un litre de café à la fois. Elle laisse la cafetière sur un coin du fourneau et, toute la matinée, de temps à autre, s’en sert une tasse dont elle avale le contenu à petites gorgées gourmandes, sans y avoir mis de sucre. Je lui ai acheté des cafetières électriques, à ma Félicie. Et même un percolateur rital pour confectionner des expressos. Elle les utilise une semaine, par politesse, ostensiblement. Et puis un beau matin, ces ustensiles modernes disparaissent et la vieille cafetière retrouve sa place au bord du fourneau.

Je hume l’odeur du café. C’est inouï, l’autosuggestion, la force mentale que ça crée.

Je regarde pioncer la mère Bérurier. Elle remue les lèvres en dormant, comme si elle bouffait. Elle doit rêver qu’elle clape, cette bonne ogresse. Manger, c’est leur apostolat, les Béru, mâle et fumelle. Leur raison d’être bienheureuse. Tout se résume à ça. Tout est basé dessus : leur mystique, leur philosophie, leurs espoirs avoués et cachés, leur devenir. Il faudrait que pour eux, les vitraux des cathédrales représentent des choucroutes garnies, des gigots à la broche, des poulardes sur lit de pommes de terre.

Encore le bruit, qui va finir par me devenir familier, de la porte qu’on déverrouille. Dans cette crypte, les pas ont une sorte de réverbération, comme quand on marche sans se retenir dans un temple vide.

C’est Kilébo et ses sbires habituels. Ils sont galonnés jusqu’à l’oigne, les péones du petit crevard. Mais lui, le seul de l’entourage du président, se complaît dans ses costumes de deuil. C’est un cloporte. Les cloportes n’ont pas le goût des chamarrures. Ils ressemblent à la nuit au sein des chamarrures. Ils ressemblent à la nuit au sein de laquelle ils mènent leur vie vénéneuse. C’est un vénéneux, Kantibez. C’est du poison hautement concentré. Le misérable dans son aboutissement le plus total.

Il arrive devant notre cellule. Tiens, ce matin, il rit. C’est vrai que le jour sans rire est fini. Les gens qui l’escortent pénètrent dans notre geôle, et leur intrusion réveille dame Berthe, laquelle louffe un grand coup pour les accueillir.

On me passe des menottes aux poignets, d’autres aux chevilles et l’on m’entraîne à l’extérieur. Bon, sans doute ma dernière heure s’apprête-t-elle à sonner au beffroi du destin, comme l’écrit si joliment Jean-François Revel dans Bérénice.

Dehors, le grand soleil rayonne à plein chapeau. La vraie fiesta de lumière. Nous contournons la prison. Surprise : derrière est un enclos (comme dirait Ninon) tendu de toile à rayures bleues et blanches. Une estrade s’élève contre l’un des pans de toile. Sur cette estrade, l’est un magistral fauteuil, et dans ce fauteuil, Tiago Chiraco soi-même, sublime dans un uniforme blanc à épaulettes d’or de président de la République san bravienne. Il a l’air rogue derrière ses lunettes à l’épaisse monture. Il paraît un peu absent, comme un zigman qui a pris trop de somnifère (à repasser) pour dormir et qu’un bol de caoua n’a pas suffi à réveiller complètement.