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— Si vous saviez la vérité, pourquoi n’en avez-vous pas informé le président ? reprends-je.

— Le président était très impressionnable. Je lui ai seulement conseillé de ne pas garder ces filles auprès de lui. J’aurais dû lui en dire davantage. Car il est passé outre mon conseil et se les est fait amener au large de nos côtes…

Ça y est, me voici beau comme un général san bravien. Jamais j’ai été aussi fringant depuis ma première communion. Si t’as ton Kodak sous la main, flashe-moi, c’est pour montrer à Maman.

— Cher Kantibez, poursuis-je, nous allons donc retourner à la prison. Si vous faites un geste, si vous ordonnez autre chose que de délivrer les deux prisonniers, je vous déguise en massacre de la Saint-Valentin ; nous sommes bien d’accord ?

— D’accord.

Je me demande si l’arnaque qu’il mijote va s’opérer tout de suite ou un peu plus loin. Selon mon instinct, ça devrait avoir lieu dans la cour du palais. C’est un gars qui a plus d’une corde à sa harpe, crois-moi. Outillé de première. Je tenterais bien ma révolution illico, mais il me manque un élément déterminant.

Nous formons un mignon cortège : le président, Kilébo, le reste des militaires. Et le gars mézigue, marchant presque contre le vilain secrétaire afin qu’on ne puisse me salver sans lui faire sa fête aussi, à ce rat fétide.

Tout se passe normalement jusqu’à la prison, car il n’y a personne avant la geôle privée du tyran. Les deux soldats avec leurs mitraillettes nous regardent survenir sans broncher.

Kantibez s’avance et sonne.

Quelqu’un doit l’observer par l’œilleton magnétique, car il se met à parlementer (si on peut dire) en sourd-muet. Et moi, c’est un alphabet que je connais parfaitement parce que, quand j’étais mouflet, je fréquentais un club de foot de sourds-muets qui se réunissaient près de chez nous. Et j’ai appris, pour m’amuser, avec mon pote Bilou, un petit gars auquel il ne manquait que la parole. Ainsi, tiens, pour écrire le mot « con » tu mets tes quatre doigts en arc de cercle en leur opposant le pouce, également en arc de cerle, manière de former un « C ». Et puis tu fermes les deux arcs et ça donne un « O ». Ensuite tu places ta main à l’horizontale, la paume tournée vers le bas, en ne laissant pendre que l’index et le médius, les autres salsifis étant repliés, et t’obtiens le « N ». Te dire qu’il a le bonjour d’Antoine, Kantibez.

Il comptait me feinter. Je lui tape sur l’épaule.

— Non, mon chou, ne lui dites pas de donner l’alerte, dites-lui de vous amener ici les deux prisonniers.

Son bras lui tombe. Il me regarde.

Moi, manière de lui en démontrer, de ma main libre, j’écris « pauvre cloche » dans l’espace. Alors il est persuadé de mes capacités.

— Fais ce que je te dis, camarade, m’impatienté-je, sinon je t’étends en guise de paillasson devant cette porte ! Je compte jusqu’à trois avant de te balancer le potage. Un, deux…

— Arrêtez ! Oui, oui ! Tout de suite ! glapit cette vilaine enfoirure.

Il transmet enfin l’ordre que j’exige.

Un court instant. Et puis voici qu’apparaissent, couple singulier — ô combien ! — la dame Bérurière et le second masque de fer.

Tu croirais un film surréaliste, voire d’anticipation. Mortadelle, la bonne sorcière flanquée de son robot dévoué. Aladine à la langue merveilleuse. Chère rasade dans un riz-mec des Mille et Hune nuits.

— De quoi s’agite-t-il ? demande la grosse Béberthe qui monte, monte dans les braguettes. Elle m’avise, s’épanouit.

— Ah, bon, c’est vous, cher Tonio ! Je m’doutais bien que vous me délivrasseriez incessamment. Un garçon comme vous, on peut tout s’attendre. V’ savez que c’t’uniforme vous va à ravir ? D’alieurs, j’vous ai toujours imaginé en saint-cyrien avec les épaulettes et la cassolette sur la tête. Vous eussiez été majordome de vot’ prémonition, j’sus sûre.

— Placez-vous au sein de ce groupe, Berthe ! dis-je, en réponse à ses compliments.

— Volontiers, tous les beaux z’hommes, vous pensez. Où est-ce qu’on va, bon ami ?

— Faire un peu de révolution avant de partir, dis-je.

Elle ne s’étonne pas.

Au contraire, elle opine.

— D’autant plus qu’il fait un temps esplendide, renchérit l’exquise femme.

* * *

Tout s’opère sans problème jusqu’à ce que nous débouchions sur l’esplanade du palais.

Les soldats rencontrés en chemin se sont foutus dans un garde-à-vous aveugle en apercevant le président et sa suite. Dans les régimes totalitaires, on perd son sens critique, ses facultés d’observation et son besoin naturel d’en savoir davantage. On se met au garde-à-vous, point à la ligne.

Je vais donc à la ligne.

J’ai dit, pas d’encombre jusqu’au palais.

Nous gravissons le perron.

Je cueille délicatement la mitraillette d’un des gardes.

— Au nom du vénéré président, lui dis-je.

Et il laisse licebroquer le mérinos.

— Prenez cet outil, Berthe, tenez-le braqué dans le dos du petit visqueux en noir et, s’il joue au con, pressez sur cette détente, ici.

— Avec plaisir, assure ma valeureuse compagne.

Ah ! comme elle est digne de son seigneur et maître, Berthy ! Quelle vaillance ! Quel courage souriant ! Rien n’altère sa belle humeur, cette joie d’être qui fait crépiter d’allégresse chaque cellule de son corps abondant.

Ayant ainsi agi, je m’écarte légèrement du groupe, d’un pas environ, afin que mes paroles se détachent mieux. C’est terriblement risqué, car je constitue une cible idéale pour le premier dégourdi venu qui voudrait faire du zèle.

— Soldats, officiers, officiers supérieurs, écoutez-moi ! crié-je. Rassemblez-vous devant ce perron, j’ai une communication de la plus haute importance à vous faire.

Des moutons !

Et pourquoi d’ailleurs insulter ces braves bêtes qui fournissent au moins des gigots et de la laine, alors que nous autres, plus dociles encore qu’eux, ne donnons que de la merde et des bulles ?

Pareils à des hommes, aussi pleutres que des hommes. Plus soumise que des hommes, la horde soldatesque se masse à nos pieds. Les visages luisants se brandissent. Ce spectacle de moi, inconnu, jactant en présence du président et de son secrétaire apeurés, déjà ça les bouleverse. Ils comprennent qu’il s’est passé quelque chose et que de grands chancetiquements vont se produire. Ils l’espèrent très fort. L’homme raffole du changement. Son rêve, c’est de voir capoter les routines pour que s’en instaurent de nouvelles. Du nouveau ! Baudelaire l’a dit, ce con. Le but suprême ! La tentation universelle.

Je me racle la gargante et j’attaque :

— Vaillants militaires qui êtes le soutien et la gloire du San Bravo, la Providence m’a dépêché parmi vous pour vous apporter la lumière de la vérité. On vous a trompés ! Pendant plusieurs années, vous avez été la victime d’un imposteur. Tiago Chiraco n’était que le président en titre de votre vaillante nation. En réalité, il n’a jamais gouverné. Celui qui commandait, dans l’ombre, c’est son soi-disant secrétaire, l’abominable Kilébo Kantibez, ici présent. Lui, seul. Maître absolu des destinées de ce pays. Tyran sanguinaire. Despote éhonté, et j’en passe. Il était relié en permanence avec la personne du Chiraco par un astucieux système de radio à ondes brèves. Je le prouve ! Voici les lunettes de Chiraco !