Je brandis les lunettes prises naguère au président.
— Les branches contiennent des écouteurs à modulations fragolées, tandis que le bas de la monture, à l’endroit des verres, recèle un micro. Maintenant, regardez, vaillants militaires, regardez bien.
Je cueille Kantibez par le paletot, ouvre ce dernier.
— Dans la poche intérieure de son veston, il y a un poste récepteur miniaturisé. Ceci (je désigne la fleur piquée à son revers) est un micro. Ce micro lui permettait de donner des instructions au président à tout instant de la journée et en tout lieu, sauf lorsque les deux hommes se trouvent distants l’un de l’autre de plus de cinquante kilomètres. Pourquoi cet homme a-t-il agi ainsi, soldats, militaires et divers ? Pourquoi ? Parce qu’il préférait assurer le pouvoir par personne interposée. Ainsi évitait-il tous les risques inhérents à cette haute fonction. Chiraco était exposé aux attentats, aux pressions, à d’autres grands dangers, et lui pas. Et puis, mes amis, et puis regardez-le, a-t-il la stature d’un chef d’Etat, ce cloporte fait pour l’ombre ? Que non pas ! Auriez-vous consenti, valeureux militaires habillés en soldats, à suivre aveuglément cette raclure d’humanité ? Ce vilain petit rat qui pue ? Jamais ! Je vous connais, il suffit de vous regarder, de lire l’intrépidité et la noblesse sur vos mâles visages pour savoir qui vous êtes et que, contrairement à ce minus, vous, vous avez du monde dans vos pantalons ! Maintenant, me direz-vous, apportez-nous la preuve de ce que vous avancez. Le fait que Chiraco et son secrétaire soient reliés par radio ne prouve rien. J’admets cette objection, mes amis. Et je la devance. Et j’y réponds. Quelqu’un a-t-il une clé à molette à portée de la main pour venir ôter le masque de fer de cet homme qui était, il y a un instant encore, prisonnier de l’infâme Kantibez ? Vous, mon général mécanicien. Alors, approchez, vous serez de la sorte le premier à savoir.
Le général sus-mentionné se pointe sur le perron. Il a les mains pleines de cambouis. Il s’attaque aux boulons du masque. L’instant est solennel. Personne ne bronche, pas plus Chiraco que Kantibez ni que les militaires rassemblés. On perçoit seulement un borborygme de Berthe Bérurier qui, à voix onctueuse, me demande :
— Pensez-vous qu’il en eusse t’encore pour longtemps, Antoine ? car j’ai besoin d’aller au petit coin.
— Ce sera vite fait, Berthe, pronostiqué-je.
Et, en effet, le général mécano sait boulonner, donc déboulonner. On ne l’a pas promu général pour ses beaux yeux, tu penses ! D’abord, il louche !
Moi, j’ai hâte qu’il en termine, parce que plusieurs centaines d’hommes, tu ne maintiens pas leur attention jusqu’ad vitam aeternam, comme disent les joyeux compères Pierre Larousse et Claude Augé à la page une de leurs pages roses.
Enfin cric crac, voilà. Le masque est séparé en deux parties équidistantes. Le général à molette pousse un cri.
Pour ma part, et quant à moi, j’ai un pincement aux burnes, car enfin, je me dis que j’ai pu après tout me gourer dans mes hypothèses et échafauder à côté de la plaque. Alors je regarde vite vite. Et respire.
Poussant le malheureux aux épaules, je le montre à la foule, comme Danton brandissait tête au peuple après son exécution si capitale pour lui.
— Regardez, tout le monde !
Et alors, ces gens, ces militaires, ces hommes indécis, mais gourmands de nouveauté, qui, jusqu’alors m’ont écouté sans mot dire, sans maudire non plus, poussent un cri immense. Un « Ahahaooooo ! » de bourrasque. Tu croirais une ventée d’orage dans les frondaisons de la forêt amazonienne (si tu vois ce que je veux dire ?). Oui, exactement : « Ahahaooooo ! »
Et on ne peut le leur reprocher.
Tout cela est tellement insensé. C’est tellement tellement. Qu’on admet une pareille clameur. Rends-toi compte, cher vieux cocu à rondelle, rends-toi bien compte. Et même rends-toi Comte (comme ce cheik costaud qui faisait un numéro de comte-cheik costaud).
Le démasqué, c’est Chiraco.
Un autre Chiraco.
Un troisième Chiraco, le premier étant mort sur son yacht où il est allé loncher les trois frangines, hors d’atteinte du circuit radio qui reliait le faux tyran au vrai !
Une double histoire de triplés, en somme.
— Comprenez-vous, maintenant, guerriers impétueux, sang pur de la nation, comprenez-vous que Kantibez vous a joués ? Il disposait de trois frères pour lui servir de marionnettes, comme un ventriloque a plusieurs poupées de rechange. Ainsi, celui qui est habillé en président n’est pas le même que celui qui est sorti de ce palais avant-hier. Et pour cause, car celui de l’autre jour est mort. Kantibez retenait ces deux malheureux dans son infâme prison, à toutes fins utiles. Telle est la forfaiture d’un misérable qui vous a joués, vous, les plus fameux d’entre les fameux. Quel est le plus haut gradé d’entre vous ?
Un bras se lève.
— Vous, monsieur le maréchal de bananes ? Très bien. En ce cas, vous allez assurer l’intérim du pouvoir en attendant que le peuple san bravien choisisse son destin.
Et j’écrie, en levant le bras du maréchal abasourdi :
— Voici votre nouveau président provisoire !
« Vive le président ! » hurle la foule militaire, docile, parce que, vois-tu, y a pas à se faire chier avec les mecs, n’importe leur nationalité, voire leur degré de sottise : il suffit d’imposer, de rendre naturel ce qui n’avait aucune raison de le sembler.
Je tends la main au nouveau président.
— Tous mes compliments pour cette élection, vénéré président.
Et j’ajoute, à mi-voix :
— Il n’y a aucune raison pour que vous ne conserviez pas le pouvoir pour peu que vous sachiez faire montre d’autorité.
Le « nouveau » est un gros mec congestionné, avec une moustache en guidon de course.
Il opine gravement, preuve qu’il n’est pas plus con qu’un autre, voire même que toi.
Faire montre d’autorité. Il sent qu’il convient de ne pas lésiner. Il doit s’imposer dare-dare. Spectaculairement.
Alors, l’idée géniale lui vient.
Il sort son revolver et fait sauter la tête de Kilébo Kantibez.
— Vive le président ! mugit la foule.
— Il est dégueulasse, ce mec, regardez ma robe ! glapit la mère Bérurier.
CON CON
CLU
SION SION
Alors voilà, ça se termine comme ça…
Parce que moi, tu comprends, j’ai hâte de rentrer : après-demain c’est l’anniversaire de Félicie. Et je tiens à lui faire un cadeau fabuleux : son fils !
Sans attendre l’installation du nouveau président, je saute au volant d’une jeep avec la mère Berthe et un général de commission. Et poum, en route pour le port !
On y parvient juste comme un barlu prend le long (ou le large, je sais plus). Ce bateau, c’est le Tortilla, appartenant à ce Quito Doblo que m’a recommandé Hildegarde.
On est obligé de réquisitionner un canot à moteur pour le rattraper. On adresse des « Ohé » ! à la nef d’Hildegarde[19]. Mais le commandant Quito Doblo fait la sourde oreille parce qu’il croit qu’on lui donne la chasse, because ses passagers clandestins. Faut que j’ôte ma tenue à parements et que j’agite les brandillons pour leur faire piger qu’ils n’ont rien à craindre. Alors, bon, ils stoppent et on nous lance une échelle de corde. Tu verrais la mère Béru l’escalader, tu prendrais un panard terrible : moi derrière, la soutenant, et qu’elle a même pas de culotte, la vieille sabreuse. Vu d’en dessous, t’as l’impression d’engranger du foin de marécage. Mais tout de même, vaille que vaille elle est hissée, la commère.
19
Ça, c’est un calembour que plus grand monde peut piger. Quand on me rééditera, dans cinquante piges ou cent, faudra le couper, je demande au correcteur de cette future époque.