Retrouvailles, présentations. Poignées de main.
Une heure plus tard, en buvant une boutanche de tequila, je narre mon odyssée.
Faire figure d’héros, dans ces cas-là, c’est du beurre. Ils m’ont écouté, à la ronde. Le vent du large soufflait sur mes paroles comme pour les attiser. Le navire gondolait de vague en vague, sous le soleil glorieux. Là-bas, au San Bravo estompant, un nouveau régime tout pareil au premier s’organisait. Un nouveau saligaud remplaçait le premier. Celui-ci ferait-il le jeu des Russes ou des Ricains ? Allait-il couper les couilles en quatre ou en huit ? Permettrait-il l’élaboration des rampes de fusées ou les interdirait-il ? Qu’importait ! Moi, je savais que le Grand Machin lui, avait déjà les brèmes en main. Celles du San Bravo, et de toute l’Amérique, et celles de l’Afrique, celles de l’Asie, de l’Europe. Y aurait plus que l’Océanie pour finir. Si émiettée dans les langueurs du Pacifique. Mais la voiture-balai finirait par passer, d’île en îlot, pour souffler les dernières chandelles, et faire chauffer l’atoll.
— Comment avez-vous deviné la vérité ? me demande Hildegarde.
— Par paliers, réponds-je. Primo, j’ai compris que Chiraco n’était pas le véritable maître du pays. D’abord, m’étant trouvé seul dans son bureau, j’ai constaté qu’aucun dossier n’y figurait et que sous des chemises officielles, il disposait de bandes dessinées et autres Comics. Ensuite, il avait une manière curieuse de répondre aux questions qui lui étaient posées, semblant attendre qu’on lui souffle la réponse. Surtout, j’ai été troublé par son comportement. Voilà un type qui, paraît-il, se jette sur les trois sœurs pour s’en goinfrer. Mais la chose lui est soudain interdite. Alors il les chasse et garde notre chère Berthe. Pourquoi Berthe ? Parce que le rusé Kantibez tenait à conserver un otage à disposition. Alors il a ordonné à sa marionnette de feindre l’engouement pour elle.
La Bérurière me tranche, d’un ton pincé.
— Je vous remercille, Antoine, jugeassez-vous que mes charmes intrésèques soyent insuffisants ?
Ne trouvant rien d’émollient à répondre, je poursuis :
— Le président, commotionné par les filles, s’en ouvre alors au type de la police secrète de la nation étrangère. Probablement a-t-il pris la précaution d’ôter ses lunettes pour rompre le contact avec son âme damnée, le temps de l’entretien. Il décide de faire une mini-croisière à bord du yacht présidentiel, pourquoi ? Parce que, de la sorte, le système de radio sera inopérant et qu’il pourra s’envoyer en l’air sans qu’intervienne l’atroce Kantibez. Le barbu, qui croit que le président est président, s’empresse de lui promettre satisfaction et se met en quête des trois grâces afin de les lui livrer.
Le bateau de Quito Doblo craque à faire pitié. Heureusement que la mer est aussi calme que l’huile à l’intérieur d’une boîte de sardines Amieux, sinon on devrait gagner le Céplugay à la nage !
Papa nazi est parti dans les nostalges. Le veilleur d’ennui se remet mal d’avoir quitté sa patrie d’adoption. C’est triste à son âge d’aller finir ses jours en régime démocratique. J’espère qu’il a eu la présence d’esprit d’arracher les deux photos de sa chambre : celle de sa rombiasse et celle d’Adolf. Peut-être retournera-t-il au San Bravo d’ici peu, dans la mesure où le nouveau président se montrera aussi tyran que Kilébo Kantibez.
— Mais l’histoire de Chiraco en trois exemplaires, reprend Hildegarde, de quelle manière avez-vous pu la détecter ?
— Là aussi, par paliers, douce amie. Je savais que tout rapport avec mes trois souris entraînait une mort rapide. Si Chiraco avait arrangé cette rencontre en mer, c’était bien qu’il avait la ferme intention de consommer ces chères petites. Donc, sa mort ne faisait aucun doute. Dans la prison, il y avait deux prisonniers masqués de fer. Preuve qu’on ne voulait pas que soit connue leur identité. Pourquoi conservait-on des prisonniers dans ce régime sanguinaire qui tuait et tuait sans relâche ? Parce qu’ils pouvaient devenir utiles. La nuit dernière, Kantibez, très affaire, est venu prendre possession des deux hommes et, au bout d’une heure, en a ramené un au bercail. Lorsque j’ai aperçu le « président », lors du supplice des trois mômes, j’ai senti qu’il ne s’agissait pas de celui que j’avais rencontré primitivement. Jumeaux, certes, mais avec chacun une personnalité propre. Celle du numéro 2 n’avait rien de commun avec celle du numéro 1. Le second était un homme cassé par sa détention ; un mannequin ! alors que son frère avait pris l’habitude d’incarner ce pouvoir qu’il ne détenait pas vraiment. J’ai eu une sorte de preuve que mes doutes étaient bel et bien fondés lorsque l’horreur du supplice l’a fait vomir. Pardonnez-moi ce répugnant détail, mes chers compagnons, mais il a dégobillé des graines de chènevis, triste nourriture qu’on avait apportée aux prisonniers, la veille. Etait-ce là d’ailleurs, un mets de chef d’Etat ? De plus, à un certain moment, Kantibez s’est coupé et a usé de l’imparfait pour parler du président, tout comme si le nouveau comptait pour du beurre. En fait, mentalement, il n’avait pas encore intégré M. Numéro 2 au rôle qu’il venait de lui imposer.
— V’v’lez que j’vous dise, roucoule dame Berthy ; dans vot’ genre, Antoine, vous seriez plutôt sagace.
Je ne réponds pas.
Les côtes du San Bravo s’engloutissent dans l’horizon vaporeux. Sans la présence d’Hildegarde et de son père, je me demanderais presque si tout cela a existé réellement. Si je ne l’ai pas rêvé à l’issue d’une cuite…
Nous vivons dans un monde si étrange, les gars, qu’on n’est jamais sûr de rien…