— Quelqu’un vous a envoyé ici ?
— Nullement, señor. Aujourd’hui est mon jour de congé.
— En tout cas on vous a demandé de me remettre cette casquette de toile ?
Il sourit.
— Vous êtes malin, señor ; en effet, on m’a demandé de vous offrir cette casquette.
— Qui ?
— Un extranjero, señor.
— Quand ?
— Il y a un moment, lorsque je suis arrivé sur la plage.
— Et il ressemblait à quoi, cet extranjero ?
— A quelque intellectuel d’Europe, señor.
— Pourquoi intellectuel ?
— Parce qu’il avait des lunettes, la peau très pâle et une barbiche blonde.
— Vieux ?
— Qui est vieux et qui ne l’est pas, señor ? L’homme en question devait avoir une cinquantaine d’années environ.
— Grand, gros, petit, maigre ?
— Moyen. Très moyen. Un peu voûté peut-être. Il portait un complet de toile grise et une chemise jaune.
— Et il vous a abordé ?
— Sans cérémonie, oui, señor. Il m’a demandé si je voulais gagner cent chiracos sans me fatiguer. J’ai demandé en quoi cela consistait, il m’a alors déclaré qu’il y avait sur la plage trois merveilleuses sœurs blondes en compagnie d’un beau garçon et que je devais simplement m’arranger pour remettre cette casquette au beau garçon. Cela ne m’a pas paru tirer à conséquence, n’est-ce pas, señor ?
— Et il vous a remis cent chiracos ?
Mon interlocuteur puise dans la petite poche centrale de son short et en extrait un billet verdâtre et jaune, plié en quatre.
— Le voici, señor. J’espère que je ne vous ai pas causé de préjudice en vous remettant cette casquette. Je l’ai palpée avant de le faire pour m’assurer qu’elle ne contenait rien qui puisse présenter un danger. Si toutefois vous vous estimez lésé en quoi que ce soit, je suis prêt à vous accompagner au poste de police pour témoigner et à rendre cet argent trop vite gagné. Je suis un garçon honnête, señor. Ma sainte mère m’a toujours appris que le droit chemin conduisait au paradis.
Je le dévisage, il paraît sincère. Y a un vague côté célibataire mou chez ce type. Je l’imagine dans un minuscule logement misérable mais propret. Sa paie doit passer dans le bouffement. Il va voir un match de foot le dimanche et se taille un petit rassis, le samedi soir, manière de faire la fête. J’en connais plein, des comme lui ; en France, ailleurs, un peu partout. Les hommes ne se divisent pas selon leur nationalité, mais suivant leurs catégories humaines et sociales.
— Non, vous pouvez conserver cet argent, amigo, vous l’avez honorablement gagné.
— Merci, soupire mon voisin en rempochant l’artiche. Vous êtes également un extranjero, señor, n’est-ce pas ? Italien, peut-être ?
— Non, français.
Il hoche la tête.
— Ça ne fait rien, señor, vous êtes très sympathique tout de même.
Vers cinq heures, nous regagnons l’hôtel pour y revêtir nos plus beaux atours. J’ai essayé d’avoir Paris au téléphone afin d’affranchir le Vieux de ce qui se passe, mais il m’a été répondu qu’il y avait quatre jours d’attente, aussi ai-je fait annuler l’incommunication.
Perplexe, je déguste une bière fraîche dans ma turne.
Voilà que ça se complique singulièrement. Quelqu’un, dans cette ville, est au courant de notre mission. Et ce quelqu’un ne veut pas qu’elle s’accomplisse. Et il me le fait savoir en deux lignes qui ne manquent pas d’un certain humour mais qui n’en contiennent pas moins une menace catégorique.
Ce type barbichu (selon le señor Alonzi), espère-t-il vraiment que je vais plier bagage en compagnie de mes donzelles ? Quelle va être sa réaction quand il s’apercevra que je n’obtempère point à son ordre ? Me casser la cabane ? Prévenir Chiraco ?
Maussade, je termine ma bière qui a un arrière-goût d’excrément par-dessous sa fraîcheur. Le froid aide à faire passer les arrière-goûts.
Mon cheptel vient m’annoncer qu’il est prêt. Et tu verrais ce spectacle, madoué ! Ces trois frangines blondes dans trois robes identiques, en soie sauvage noire, sans manche. Bas noirs ; t’as pigé le topo, croquant ? Le même collier de perles, ras du cou.
Berthe, plantureux tambour-major, a revêtu une tenue presque militaire : pantalon et veste bleus, avec des espèces d’épaulettes dorées. Quand elle passe un futal, la Gravosse ressemble à ces dames qui vendent des revues sportives, le long des routes, à l’occasion du Tour de France. Son cul éléphantesque ressemble à un tunnel obstrué. Mais chez cette femme surprenante, le fin du fin, le rarissime, le jamais vu, réside dans ses boucles d’oreilles.
Je me suis toujours demandé où elle s’approvisionnait, la Baleine. Dans quel Uniprix de banlieue maudite, chez quel mercier en délire de sous-préfecture tchadienne. Sa collection est de toute rareté. Unique au monde, je proclame. Quand elle ne sera plus, il faudra que Marie-Marie lègue ce trésor du XXe siècle à un musée du saugrenu.
Celles qu’arbore aujourd’hui ma valeureuse collaborateuse représentent deux branchettes de cerisier, comportant chacune une feuille et trois cerises brimbalantes. C’est véridique comme reproduction. D’un hyper-réalisme à tomber à genoux. Je suis sûr qu’elle va avoir maille à partir avec les piafs de la contrée, la Bérurière. Comment qu’ils vont vouloir glouper ces merveilleux fruits, les zoziaux san braviens !
Elle surprend mon regard comateux et murmure :
— Ça va, comme ça ?
— Moui ! nasillé-je.
— J’ai fait sobre, dit-elle ; pour aller chez un président, faut pas essayer d’en fout’ plein les châsses ; v’s’êtes bien d’accord, Antoine ? La distinguetion avant tout ! Y en aurait qui se croivent obligées de déballer leurs toilettes d’cérémonie. V’v’lez qu’je vous dise, Antoine ? Mes fesses ! J’eusse pu mettre ma robe en lamé av’c incrustaison de pierres précieuses et décolleté vertige ; ou bien mon tallieur en velours violet bordé d’hermine ; eh ben non, mon cher, j’m’ai r’tenue au dernier moment.
— Vous avez bien fait, pactisé-je en m’efforçant d’admirer très fort son uniforme de grognard.
Et, sur cette approbation, nous partons pour le palais imper-présidentiel.
San Bravo, c’est comme ça : y a une ville moderne composée d’une douzaine de gratte-ciel very américains de conception. Et puis, autour de ce centre neuf, un grouillement de masures. Si tu suis l’Avenue de la Revolución du Salut jusqu’au fin bout, tu escalades fatalement une colline plantée de pins parasols et c’est au faîte de ce promontoire que se dresse le palais, une vaste construction blanche, de style baroque espagnol, entourée de hautes grilles noires aux flèches dorées. L’esplanade est bourrée de militaires. Tous les dix mètres s’élève une espèce de fortin abritant une mitrailleuse pour si des fois le bon peuple san bravien se mettrait à vénérer son président un peu moins fort.
Je te passe les sentinelles armées de mitraillettes qui te regardent arriver avec des yeux plus ronds et durs que le canon de leur sulfateuse. Et je te parle simplement pour mémoire des officiers à gueule de Frankenstein constipé qui vont et viennent en fouettant leurs bottes étincelantes à coups de cravache.
Dès que je me présente, au volant de ma Buick de louage, une nuée d’uniformes nous entourent. Un juteux aussi sympa qu’un tigre enragé ouvre ma portière et se met à me glapir des trucs inaudibles tant ils sont gueulés fort.