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D’ailleurs où aurais-je pu ranger mes vêtements, mes livres et mes bottins ? Ses robes et ses chaussures à elle emplissaient toutes les armoires et quelques-unes traînaient sur les fauteuils et le divan du salon. La table d’acajou était encombrée de produits de beauté. La chambre d’hôtel d’une actrice de cinéma, pensai-je. Le désordre que les journalistes décrivent, dans Ciné-Mondial ou Vedettes. La lecture de tous ces magazines m’avait fortement impressionné. Et je rêvais. Alors j’évitais les gestes trop brusques et les questions trop précises, pour ne pas me réveiller.

Dès le premier soir, je crois, elle m’a demandé de lire le scénario du film qu’elle venait de tourner sous la direction de Rolf Madeja. J’étais très ému. Cela s’appelait : Liebesbriefe auf der Berg (Lettre d’amour de la montagne). L’histoire d’un moniteur de ski nommé Kurt Weiss. L’hiver, il donne des cours aux riches étrangères qui se trouvent en villégiature dans cette station élégante du Vorarlberg. Il les séduit toutes grâce à son teint hâlé et sa grande beauté physique. Mais il finit par tomber amoureux fou de l’une d’elles, femme d’un industriel hongrois, et celle-ci partage ses sentiments. Ils vont danser jusqu’à deux heures du matin au bar très « chic » de la station sous les regards envieux des autres femmes. Ensuite Kurtie et Léna finissent la nuit à l’hôtel Bauhaus. Ils se jurent un amour éternel et parlent de leur vie future dans un chalet isolé. Elle doit partir pour Budapest mais lui promet d’être de retour le plus vite possible. « Maintenant, sur l’écran, la neige tombe ; puis des cascades chantent et les arbres se couvrent de jeunes feuilles. C’est le printemps, et, bientôt, voici l’été. » Kurt Weiss exerce son vrai métier, celui de maçon, et l’on a peine à reconnaître en lui le beau moniteur bronzé de l’hiver. Il écrit chaque après-midi une lettre à Léna et attend en vain la réponse. Une jeune fille du pays lui rend visite de temps en temps. Ils vont faire de grandes promenades ensemble. Elle l’aime, mais lui pense sans cesse à Léna. Au terme de péripéties que j’ai oubliées, le souvenir de Léna s’estompe peu à peu au profit de la jeune fille (Yvonne jouait ce personnage) et Kurtie comprend qu’on n’a pas le droit de négliger une si tendre sollicitude. Dans la scène finale, ils s’embrassent sur fond de montagnes et de soleil couchant.

Le tableau d’une station de sports d’hiver, de ses mœurs et de ses habitués, me semblait très bien « brossé ». Quant à la jeune fille qu’incarnait Yvonne, c’était « un beau rôle pour une débutante ».

Je lui communiquai mon avis. Elle m’écouta avec beaucoup d’attention. J’en étais fier. Je lui demandai à quelle date nous pourrions voir le film. Pas avant le mois de septembre, mais Madeja ferait sans doute une projection à Rome d’ici quinze jours, un « bout à bout des rushes ». En ce cas, elle m’emmènerait là-bas car elle voulait tellement savoir ce que je pensais de son « interprétation »…

Oui, quand je cherche à me remémorer les premiers instants de notre « vie commune », j’entends comme sur une bande magnétique usée nos conversations concernant sa « carrière ». Je veux me rendre intéressant. Je la flatte… « Ce film de Madeja est très important pour vous mais il va falloir maintenant trouver quelqu’un qui vous mette vraiment en valeur… Un garçon de génie… Un juif, par exemple… » Elle est de plus en plus attentive.

« Vous croyez ? – Oui, oui, j’en suis sûr. »

La candeur de son visage m’étonne, moi qui n’ai que dix-huit ans. « Tu trouves vraiment ? » me dit-elle. Et tout autour de nous, la chambre est de plus en plus désordonnée. Je crois que nous ne sommes pas sortis pendant deux jours.

D’où venait-elle ? J’ai compris très vite qu’elle n’habitait pas à Paris. Elle en parlait comme d’une ville qu’elle connaissait à peine. Elle avait fait deux ou trois brefs séjours au Windsor-Reynolds, un hôtel de la rue Beaujon dont je me souvenais bien : Mon père, avant son étrange disparition, m’y donnait rendez-vous (j’ai un trou de mémoire : Est-ce dans le hall du Windsor-Reynolds ou dans celui du Lutetia que je l’ai vu pour la dernière fois ?). En dehors du Windsor-Reynolds, elle ne retenait de Paris que la rue du Colonel-Moll et le boulevard Beauséjour où elle avait des « amis » (je n’osais lui demander lesquels). Par contre, Genève et Milan revenaient souvent dans sa conversation. Elle avait travaillé à Milan et à Genève aussi. Mais quel genre de travail ?

J’ai regardé son passeport, à la dérobée. Nationalité française. Domiciliée à Genève, 6 bis, place Dorcière. Pourquoi ? À mon grand étonnement, elle était née dans la ville de Haute-Savoie où nous nous trouvions. Coïncidence ? Ou bien était-elle originaire de la région ? Avait-elle encore de la famille ici ? J’ai risqué une question indirecte à ce sujet, mais elle voulait me cacher quelque chose. Elle m’a répondu de manière très floue, me disant qu’elle avait été élevée à l’étranger. Je n’ai pas insisté. Avec le temps, pensai-je, je finirais par tout savoir.

Elle aussi me questionnait. Étais-je en vacances ici ? Pour combien de temps ? Elle avait tout de suite deviné, me dit-elle, que je venais de Paris. Je lui ai déclaré que « ma famille » (et je ressentais une grande volupté à dire « ma famille ») tenait à ce que je prenne un repos de plusieurs mois, en raison de ma santé « précaire ». À mesure que je lui fournissais ces explications, je voyais une dizaine de personnes très graves, assises autour d’une table, dans une pièce lambrissée : le « conseil de famille » qui allait prendre des décisions à mon sujet. Les fenêtres de la pièce donnaient sur la place Malesherbes et j’appartenais à cette ancienne bourgeoisie juive qui s’était fixée vers 1890 dans la plaine Monceau. Elle m’a demandé à brûle-pourpoint : « Chmara, c’est un nom russe. Vous êtes russe ? » Alors j’ai pensé à autre chose : nous habitions, ma grand-mère et moi, un rez-de-chaussée proche de l’Étoile, plus exactement rue Lord-Byron, ou rue de Bassano (j’ai besoin de détails précis). Nous vivions en vendant nos « bijoux de famille », ou en les déposant au crédit municipal de la rue Pierre-Charron. Oui, j’étais russe, et je m’appelais le comte Chmara. Elle a paru impressionnée.

Pendant quelques jours, je n’ai plus eu peur de rien ni de personne. Et, ensuite, cela est revenu. Vieille douleur lancinante.

Le premier après-midi où nous sommes sortis de l’hôtel, nous avons pris le bateau, l’Amiral-Guisand, qui faisait le tour du lac. Elle arborait des lunettes de soleil à grosse monture et aux verres opaques et argentés. On s’y reflétait comme dans un miroir.

Le bateau avançait paresseusement et il a mis au moins vingt minutes pour traverser le lac jusqu’à Saint-Jorioz. Je clignais des yeux, à cause du soleil. J’entendais les murmures lointains de canots à moteur, les cris et les rires des gens qui se baignaient. Un avion de tourisme est passé, assez haut dans le ciel, traînant une banderole où j’ai lu ces mou mystérieux : COUPE HOULIGANT… La manœuvre a été très longue, avant que nous abordions – ou plutôt que l’Amiral-Guisand se cogne contre le quai. Trois ou quatre personnes sont montées, parmi lesquelles un prêtre vêtu d’une soutane d’un rouge éclatant, et le bateau a repris sa croisière poussive. Après Saint-Jorioz il se dirigeait vers une localité nommée Voirens. Puis ce serait Port-Lusatz, et, un peu plus loin, la Suisse. Mais il ferait demi-tour à temps et gagnerait l’autre côté du lac.