Le vent rabattait sur son front une mèche de cheveux. Elle m’a demandé si elle serait comtesse, si nous nous mariions. Elle l’a dit d’un ton de plaisanterie derrière lequel je devinais une grande curiosité. Je lui ai répondu qu’elle s’appellerait « comtesse Yvonne Chmara ».
— Mais c’est vraiment russe, Chmara ?
— Géorgien, lui ai-je dit. Géorgien…
Quand le bateau s’est arrêté à Veyrier-du-Lac, j’ai reconnu, de loin, la villa blanche et rose de Madeja. Yvonne regardait dans la même direction. Une dizaine de jeunes gens se sont installés sur le pont, à côté de nous. La plupart d’entre eux portaient des tenues de tennis et sous les jupes blanches plissées les filles laissaient voir de grosses cuisses. Tous parlaient avec l’accent dental que l’on cultive du côté du Ranelagh et de l’avenue Bugeaud. Et je me suis demandé pourquoi ces garçons et ces filles de la bonne société française avaient les uns une légère acné et les autres quelques kilos de trop. Cela tenait sans doute à leur alimentation.
Deux membres de sa bande discutaient des mérites respectifs des raquettes « Pancho Gonzalès » et « Spalding ». Le plus volubile portait une barbe en collier et une chemise ornée d’un petit crocodile vert. Conversation technique. Mots incompréhensibles. Bourdonnement doux et berceur, sous le soleil. L’une des filles blondes ne paraissait pas insensible au charme d’un brun avec mocassins et blazer à écusson, qui s’efforçait de briller devant elle. L’autre blonde déclarait que « la surboum était pour après-demain soir » et que « les parents leur laisseraient la villa ». Bruit de l’eau contre la coque. L’avion revenait sur nous et j’ai relu l’étrange banderole : COUPE HOULIGANT.
Ils allaient tous (d’après ce que je crus comprendre) au tennis-club de Menthon-Saint-Bernard. Leurs parents devaient posséder des villas au bord du lac. Et nous, où allions-nous ? Et nos parents, qui étaient-ils ? Yvonne appartenait-elle à une « bonne famille » comme nos voisins ? Et moi ? Mon titre de comte, c’était quand même autre chose qu’un petit crocodile vert perdu sur une chemise blanche… « On demande monsieur le comte Victor Chmara au téléphone. » Oui, cela faisait un beau bruit de cymbales.
Nous sommes descendus du bateau à Menthon, avec eux. Ils marchaient devant nous, leurs raquettes à la main. Nous suivions une route bordée de villas dont l’extérieur rappelait les chalets de montagne et où, depuis plusieurs générations déjà, une bourgeoisie rêveuse passait ses vacances. Parfois ces maisons étaient cachées par des massifs d’aubépines ou des sapins. Villa Primevère, Villa Edelweiss, Les Chamois, Chalet Marie-Rose… Ils ont pris un chemin, sur la gauche, qui conduisait jusqu’aux grillages d’un court de tennis. Leur bourdonnement et leurs rires ont décru.
Nous, nous avons tourné à droite. Un panneau indiquait : « Grand Hôtel de Menthon ». Une voie privée montait en pente très raide jusqu’à une esplanade semée de graviers. De là, on avait une vue aussi vaste mais plus triste que celle qui s’offrait des terrasses de l’Hermitage. Les bords du lac, de ce côté-ci, paraissaient abandonnés. L’hôtel était très ancien. Dans le hall, des plantes vertes, des fauteuils en rotin, et de gros canapés recouverts d’un tissu écossais. On venait ici, aux mois de juillet et d’août, en famille. Les mêmes noms s’alignaient sur le registre, de doubles noms très français : Sergent-Delval, Hattier-Morel, Paquier-Panhard… Et quand nous avons pris une chambre, j’ai pensé que « comte Victor Chmara » allait faire comme une tache de graisse là-dessus.
Autour de nous, des enfants, leur mère et leurs grands-parents, tous d’une très grande dignité, se préparaient à partir pour la plage, portant des sacs remplis de coussins et de serviettes-éponges. Quelques jeunes gens entouraient un grand brun, une chemise kaki de l’armée ouverte sur sa poitrine, et les cheveux très courts. Il s’appuyait sur des béquilles. Les autres lui posaient des questions.
Une chambre en coin. L’une des fenêtres ouvrait sur l’esplanade et le lac, l’autre avait été condamnée. Une psyché et une petite table recouverte d’un napperon de dentelle. Un lit avec des barreaux de cuivre. Nous sommes restés là, jusqu’à la tombée de la nuit.
Comme nous traversions le hall, je les ai aperçus qui prenaient leur repas du soir dans la salle à manger. Ils étaient tous en tenue de ville. Les enfants eux-mêmes portaient des cravates ou de petites robes. Et nous, nous étions les uniques passagers sur le pont de l’Amiral-Guisand. Il traversait le lac encore plus lentement qu’à l’aller. Il s’arrêtait devant les embarcadères vides et reprenait sa croisière de vieux rafiot harassé. Les lumières des villas scintillaient sous la verdure. Au loin, le Casino, éclairé par des projecteurs. Ce soir-là, il y avait une fête, certainement. J’aurais aimé que le bateau s’arrêtât au milieu du lac ou contre l’un des pontons à moitié écroulés. Yvonne s’était endormie.
Nous dînions souvent avec Meinthe, au Sporting. Les tables en plein air recouvertes de nappes blanches. Sur chacune d’elles, des lampes à deux abat-jour. Vous connaissez la photo qui représente le souper du bal des Petits Lits Blancs, à Cannes, le 22 août 1939, et celle que je garde sur moi (mon père y figure au milieu de toute une société disparue) prise le 11 juillet 1948 au Casino du Caire, la nuit de l’élection de miss « Bathing Beauty », la jeune Anglaise Kay Owen ? Eh bien, les deux photos auraient pu être faites au Sporting, cette année-là, alors que nous y dînions. Même décor. Même nuit « bleue ». Mêmes gens. Oui, je reconnaissais certaines têtes.
Meinthe portait chaque fois un smoking de couleur différente et Yvonne des robes de mousseline ou de crêpe. Elle aimait les boléros et les écharpes. J’étais condamné à mon unique complet de flanelle et à ma cravate de l’international Bar Fly. Les premiers temps, Meinthe nous emmenait au Sainte-Rose, une boîte de nuit au bord du lac, après Menthon-Saint-Bernard, à Voirens exactement. Il connaissait le gérant, un dénommé Pulli, dont il m’apprit qu’il était interdit de séjour. Mais cet homme bedonnant aux yeux de velours semblait la douceur en personne. Il zozotait. Le Sainte-Rose était un endroit très « chic ». On y retrouvait les mêmes riches estivants qu’au Sporting. On y dansait sur une terrasse à pergola. Je me souviens d’avoir serré Yvonne contre moi en pensant que jamais je ne pourrais me passer de l’odeur de sa peau et de ses cheveux et les musiciens jouaient Tuxedo Junction.
En somme, nous étions faits pour nous rencontrer et nous entendre.
Nous rentrions très tard et le chien dormait dans le salon. Depuis que je m’étais installé avec Yvonne à l’Hermitage, sa mélancolie s’aggravait. Toutes les deux ou trois heures, – régularité de métronome – il faisait le tour de la chambre, puis allait se recoucher. Avant de passer au salon, il s’arrêtait quelques minutes face à la fenêtre de notre chambre, s’asseyait, les oreilles dressées, suivant peut-être des yeux la progression de l’Amiral-Guisand à travers le lac ou contemplant le paysage. J’étais frappé par la discrétion triste de cet animal et ému de le surprendre dans sa fonction de veilleur.
Elle mettait un peignoir de plage aux grosses raies orange et vertes et s’allongeait en travers du lit, pour fumer une cigarette. Sur la table de chevet, à côté d’un bâtonnet de rouge à lèvres ou d’un vaporisateur, traînaient toujours des liasses de billets de banque. D’où venait cet argent ? Depuis combien de temps habitait-elle à l’Hermitage ? « On » l’avait installée là pour toute la durée du film. Mais maintenant qu’il était terminé ? Elle tenait beaucoup – m’expliqua-t-elle – à passer la « saison » dans ce lieu de villégiature. La « saison » allait être très « brillante ». « Villégiature », « saison », « très brillante », « comte Chmara »… qui mentait à qui dans cette langue étrangère ?