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Mais peut-être avait-elle besoin d’une compagnie ? Je me montrais attentif, prévenant, délicat, passionné comme on l’est à dix-huit ans. Les premiers soirs, quand nous ne discutions pas de sa « carrière », elle me demandait de lui lire une ou deux pages de l’Histoire d’Angleterre d’André Maurois. Chaque fois que je commençais, le dogue allemand venait aussitôt s’asseoir sur le seuil de la porte qui menait au salon, et me considérait d’un œil grave. Yvonne, étendue dans son peignoir de plage, écoutait, les sourcils légèrement froncés. Je n’ai jamais compris pourquoi elle, qui n’avait jamais rien lu de sa vie, aimait ce traité d’histoire. Elle me donnait des réponses vagues : « C’est très beau tu sais », « André Maurois est un très grand écrivain ». Je crois qu’elle avait trouvé l’Histoire d’Angleterre dans le hall de l’Hermitage et que pour elle ce volume était devenu une sorte de talisman ou de porte-bonheur. Elle me répétait de temps en temps : « Lis moins vite », ou me demandait la signification d’une phrase. Elle voulait apprendre l’Histoire d’Angleterre par cœur. Je lui ai dit qu’André Maurois serait content s’il savait ça.

Alors elle a commencé à me poser des questions sur cet auteur. Je lui ai expliqué que Maurois était un romancier juif très doux qui s’intéressait à la psychologie féminine. Un soir, elle a voulu que je lui dicte un mot : « Monsieur André Maurois, je vous admire. Je vis votre Histoire d’Angleterre et j’aimerais avoir un autographe de vous. Respectueusement. Yvonne X. »

Il n’a jamais répondu. Pourquoi ?

Depuis quand connaissait-elle Meinthe ? Depuis toujours. Il avait lui aussi – paraît-il – un appartement à Genève et ils ne se quittaient presque pas. Meinthe exerçait « plus ou moins » la médecine. J’avais découvert, entre les pages du livre de Maurois, une carte de visite gravée de ces trois mots :

« Docteur René Meinthe », et, sur la tablette de l’un des lavabos, parmi les produits de beauté, une ordonnance à en-tête : « Docteur R. C. Meinthe » qui prescrivait un somnifère.

D’ailleurs chaque matin, quand nous nous réveillions, nous trouvions une lettre de Meinthe sous la porte. J’en ai gardé quelques-unes et le temps n’a pas effacé leur parfum de vétiver. Ce parfum, je me suis demandé s’il provenait de l’enveloppe, du papier, ou qui sait ? de l’encre que Meinthe utilisait. J’en relis une, au hasard : « Aurai-je le plaisir de vous voir ce soir ? Il faut que je passe l’après-midi à Genève. Je vous téléphonerai vers neuf heures à l’hôtel. Et je vous embrasse. Votre René M. » Et celle-ci : « Excusez-moi de ne pas vous avoir donné signe de vie. Mais je ne suis pas sorti depuis quarante-huit heures de ma chambre. J’ai pensé que dans trois semaines j’aurais vingt-sept ans. Et que je serais une très vieille, très vieille personne. À très bientôt. Je vous embrasse. Votre marraine de guerre. René. » Et celle-là, adressée à Yvonne et d’une écriture plus nerveuse : « Tu sais qui je viens de voir dans le hall ? Cette salope de François Maulaz. Et il a voulu me serrer la main. Ah non, jamais. Jamais. Qu’elle crève ! » (ce dernier mot souligné quatre fois). Et d’autres lettres encore.

Ils parlaient souvent entre eux de gens que je ne connaissais pas. J’ai retenu quelques noms : Claude Brun, Paulo Hervieu, une certaine « Rosy », Jean-Pierre Pessoz, Pierre Fournier, François Maulaz, la « Carlton », un dénommé Doudou Hendrickx que Meinthe qualifiait de « porc »… Très vite, j’ai compris que ces personnes étaient originaires de l’endroit où nous nous trouvions, lieu de vacances l’été, mais qui redevenait une petite ville sans histoire fin octobre. Meinthe disait de Brun et d’Hervieu qu’ils étaient « montés » à Paris, que « Rosy » avait repris l’hôtel de son père à La Clusaz et que cette « salope » de Maulaz, le fils du libraire, s’affichait chaque été au Sporting avec un sociétaire de la Comédie-Française. Tous ces gens avaient été, sans doute, leurs amis d’enfance ou d’adolescence. Lorsque je posais une question, Meinthe et Yvonne se montraient évasifs et interrompaient leur aparté. Je me rappelais alors ce que j’avais découvert dans le passeport d’Yvonne et les imaginais tous deux vers quinze ou seize ans, l’hiver, à la sortie du cinéma le Régent.

VII

Il suffirait que je retrouve l’un des programmes édités par le syndicat d’initiative – couverture blanche sur laquelle se détachaient, en vert, le Casino et la silhouette d’une femme dessinée à la manière de Jean-Gabriel Domergue. En lisant la liste des festivités et leurs dates exactes, je pourrais me constituer des points de repère.

Un soir, nous sommes allés applaudir Georges Ulmer qui chantait au Sporting. Cela se passait, je crois, au début de juillet, et je devais habiter avec Yvonne depuis cinq ou six jours. Meinthe nous accompagnait. Ulmer portait un costume bleu clair et très crémeux sur lequel mon regard s’engluait. Ce bleu velouté avait un pouvoir hypnotique puisque j’ai failli m’endormir, en le fixant.

Meinthe nous a proposé de boire un verre. Dans la demi-pénombre, au milieu des gens qui dansaient, je les ai entendus parler de la Coupe Houligant pour la première fois. Je me suis souvenu de l’avion de tourisme et de sa banderole énigmatique. La Coupe Houligant préoccupait Yvonne. Il s’agissait d’une sorte de concours d’élégance. D’après ce que disait Meinthe, il était nécessaire, pour participer à la Coupe, de posséder une automobile de luxe. Utiliseraient-ils la Dodge ou loueraient-ils une voiture à Genève ? (Meinthe avait soulevé la question.) Yvonne voulait tenter sa chance. Le jury se composait de diverses personnalités : le président du golf de Chavoire et sa femme ; le président du syndicat d’initiative ; le sous-préfet de Haute-Savoie ; André de Fouquières (ce nom me fit sursauter et je demandai à Meinthe de le répéter : oui, c’était bien André de Fouquières longtemps surnommé l’« arbitre des élégances » et dont j’avais lu d’intéressants « Mémoires ») ; M. et Mme Sandoz, directeurs de l’hôtel Windsor ; l’ancien champion de ski Daniel Hendrickx propriétaire de magasins de sport très chics à Megève et à l’Alpe d’Huez (celui que Meinthe qualifiait de « porc ») ; un metteur en scène de cinéma dont le nom m’échappe aujourd’hui (quelque chose comme Gamonge ou Gamace), et, enfin, le danseur José Torres.

Meinthe était très excité lui aussi, à la perspective de concourir pour cette Coupe en qualité de chevalier servant d’Yvonne. Son rôle se bornerait à conduire l’automobile le long de la grande allée de graviers du Sporting et à l’arrêter devant le jury. Ensuite il descendrait et ouvrirait la portière à Yvonne. Évidemment, le dogue allemand serait de la partie.

Meinthe a pris un air mystérieux et m’a tendu une enveloppe en me faisant un clin d’œil : la liste des participants de la Coupe. Ils étaient les derniers en lice, le numéro 32. Docteur R. C. Meinthe et Mlle Yvonne Jacquet (je viens de retrouver son nom de famille). La Coupe Houligant se décernait chaque année à la même date et récompensait « la beauté et l’élégance ». Les organisateurs avaient su créer un assez grand battage publicitaire autour d’elle puisque – m’expliqua Meinthe – on en rendait parfois compte dans les journaux de Paris. Yvonne, selon lui, avait tout intérêt à y participer.

Et quand nous avons quitté la table pour danser, elle n’a pu s’empêcher de me demander ce que je pensais : devait-elle, oui ou non, prendre part à cette Coupe ? Grave problème. Elle avait un regard perdu. Je distinguais Meinthe qui était resté seul devant son porto « clair ». Il avait mis sa main gauche en visière devant ses yeux. Peut-être pleurait-il ? Par instants Yvonne et lui semblaient vulnérables et déboussolés (déboussolés est le terme exact).