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Mais bien sûr qu’elle devait participer à la Coupe Houligant. Bien sûr. C’était important pour sa carrière. Avec un peu de chance, elle deviendrait Miss Houligant. Mais oui. D’ailleurs, elles avaient toutes débuté comme ça.

Meinthe avait décidé d’employer la Dodge. Si on l’astiquait la veille de la Coupe ce modèle ferait encore bonne impression. La capote beige était presque neuve.

À mesure que les jours passaient et que nous approchions de ce dimanche 9 juillet, Yvonne donnait des signes de nervosité de plus en plus nombreux. Elle renversait les verres, elle ne tenait pas en place, elle parlait durement à son chien. Et celui-ci coulait vers elle un regard de douce miséricorde.

Meinthe et moi nous essayions de la rassurer. La Coupe serait certainement moins éprouvante pour elle que le tournage du film. Cinq petites minutes. Quelques pas devant le jury. Rien de plus. Et, en cas d’échec, la consolation de se dire que parmi toutes les concurrentes, elle était la seule à avoir déjà fait du cinéma. Une professionnelle, en quelque sorte.

Nous ne devions pas être pris au dépourvu et Meinthe nous a proposé une répétition générale, le vendredi après-midi, le long d’une grande allée ombragée, derrière l’hôtel Alhambra. Assis sur une chaise de jardin, je représentais le jury. La Dodge avançait lentement. Yvonne avait un sourire crispé, Meinthe conduisait de la main droite. Le chien leur tournait le dos et se tenait immobile, en figure de poupe.

Meinthe s’est arrêté juste devant moi, et prenant appui de la main gauche sur la portière, d’une détente nerveuse, il a sauté par-dessus. Il est retombé avec élégance, les jambes serrées, le buste raide. Après avoir esquissé un salut de la tête, il a contourné la Dodge à petites foulées et ouvert d’un geste sec la portière d’Yvonne. Elle est sortie, en serrant le collier du chien, et a fait quelques pas timides. Le dogue allemand baissait la tête. Ils ont repris leur place et Meinthe a sauté de nouveau par-dessus la portière pour se remettre au volant. J’ai admiré sa souplesse.

Il était bien décidé à renouveler son exploit devant le jury. On verrait la tête que ferait Doudou Hendrickx.

La veille, Yvonne a voulu boire du champagne. Elle a eu un sommeil agité. Elle était cette petite fille qui a presque envie de pleurer, avant de monter sur l’estrade, le jour de la fête de l’école.

Meinthe nous avait donné rendez-vous dans le hall à dix heures précises du matin. La Coupe commençait à midi mais il lui fallait du temps devant lui pour régler certains détails : examen général de la Dodge, conseils divers à Yvonne, et peut-être aussi quelques exercices d’assouplissement.

Il a tenu à assister aux derniers préparatifs d’Yvonne : elle hésitait entre un turban rose fuchsia et un grand chapeau de paille. « Le turban, chérie, le turban », a-t-il tranché d’une voix excédée. Elle avait choisi une robe-manteau en toile blanche. Meinthe lui, était habillé d’un complet chantoung couleur sable. J’ai la mémoire des vêtements.

Nous sommes sortis, Yvonne, Meinthe, le chien et moi, sous le soleil. Une matinée de juillet comme je n’en ai plus connu depuis. Un vent léger agitait le grand drapeau fixé au sommet d’un mât, devant l’hôtel. Couleurs azur et or. À quel pays appartenaient-elles ?

Nous avons descendu en roue libre le boulevard Carabacel.

Les automobiles des autres concurrents étaient déjà garées, de chaque côté de la très large allée qui menait au Sporting. Ils entendraient leurs noms et leur numéro grâce à un haut-parleur et devraient aussitôt se présenter devant le jury. Celui-ci se tenait sur la terrasse du restaurant. Comme l’allée se terminait par un rond-point, en contrebas, il aurait une vue plongeante de la manifestation.

Meinthe m’avait ordonné de me placer le plus près possible des jurés et d’observer le déroulement de la Coupe jusque dans ses moindres détails. Je devais épier surtout le visage de Doudou Hendrickx lorsque Meinthe se livrerait à son numéro de haute voltige. Au besoin, je pouvais prendre quelques notes.

Nous attendions, assis dans la Dodge. Yvonne, le front presque collé au rétroviseur, vérifiait son maquillage. Meinthe avait mis d’étranges lunettes de soleil à monture d’acier et se tamponnait le menton et les tempes avec son mouchoir. Je caressais le chien qui nous jetait à chacun, tour à tour, des regards désolés. Nous étions arrêtés en bordure d’un court de tennis où quatre joueurs – deux hommes et deux femmes – disputaient une partie et, voulant distraire Yvonne, je lui ai indiqué que l’un des tennismen ressemblait à l’acteur comique français Fernandel. « Et si c’était lui ? » ai-je suggéré. Mais Yvonne ne m’entendait pas. Ses mains tremblaient. Meinthe cachait son anxiété derrière une petite toux. Il a allumé la radio qui a couvert le bruit monotone et exaspérant des balles de tennis. Nous restions immobiles, tous les trois, le cœur battant, à écouter un bulletin d’information. Enfin, le haut-parleur a annoncé : « Les aimables concurrents de la Coupe Houligant de l’élégance sont priés de se préparer. » Puis deux ou trois minutes plus tard : « Les concurrents no 1, Mme et M. Jean Hatmer ! » Meinthe a eu un rictus nerveux. J’ai embrassé Yvonne en lui souhaitant bonne chance, et me suis dirigé, par un chemin détourné, vers le restaurant du Sporting. Je me sentais assez ému, moi aussi.

Le jury siégeait derrière une rangée de tables en bois blanc, chacune munie d’un parasol vert et rouge. Tout autour, un grand nombre de spectateurs se pressaient. Les uns avaient la chance d’être assis et de consommer des apéritifs, les autres restaient debout dans leur tenue de plage. Je me suis glissé le plus près possible des jurés, comme le voulait Meinthe, de manière à les épier.

J’ai aussitôt reconnu André de Fouquières dont j’avais vu la photographie sur la couverture de ses ouvrages (les livres préférés de mon père. Il me les avait conseillés et j’y avais pris beaucoup de plaisir). Fouquières portait un panama, entouré d’un ruban de soie bleu marine. Il appuyait son menton sur la paume de sa main droite, et son visage exprimait une élégante lassitude. Il s’ennuyait. À son âge tous ces estivants, avec leurs bikinis et leurs maillots léopard, lui semblaient des Martiens. Personne à qui parler d’Émilienne d’Alençon ou de La Gandara. Sauf moi, si l’occasion s’était présentée.

Le quinquagénaire à tête léonine, cheveux blonds (se teignait-il ?) et peau hâlée : Doudou Hendrickx, certainement. Il parlait sans arrêt à ses voisins et riait fort. Il avait l’œil bleu, et il émanait de lui une saine et dynamique vulgarité. Une femme brune, très bourgeoise d’allure, adressait à l’ancien skieur des sourires entendus : la présidente du golf de Chavoire ou celle du syndicat d’initiative ? Mme Sandoz ? Gamange (ou Gamonge), l’homme de cinéma, ce devait être le type à lunettes d’écaille et costume de ville : veston croisé gris avec de fines rayures blanches. Si je fais un effort, m’apparaît un personnage d’environ cinquante ans, aux cheveux gris-bleu ondulés et à la bouche gourmande. Il tendait le nez au vent, et le menton aussi, voulant sans doute paraître énergique et superviser tout. Le sous-préfet ? M. Sandoz ? Et le danseur José Torres ? Non, il n’était pas venu.

Déjà, une 203 Peugeot décapotable de couleur grenat progressait le long de l’allée, s’arrêtait au milieu du rond-point et une femme vêtue d’une robe bouffante à la taille mettait pied à terre, un caniche nain sous le bras. L’homme restait au volant. Elle faisait quelques pas devant le jury. Elle portait des chaussures noires à talon aiguille. Une blonde oxygénée comme devait les aimer l’ex-roi Farouk d’Égypte dont m’avait parlé si souvent mon père et auquel il prétendait avoir baisé la main. L’homme aux cheveux gris-bleu ondulés annonça : « Mme Jean Hatmer », d’une voix dentale et sa bouche moulait les syllabes de ce nom. Elle lâcha son caniche nain qui retomba sur ses pattes, et marcha en essayant tant bien que mal d’imiter les mannequins lors d’une présentation de couture : regard vide, tête flottante. Ensuite, elle reprit sa place, dans la Peugeot. Faibles applaudissements. Son mari était coiffé en brosse. Je remarquai son visage tendu. Il effectua une marche arrière puis un demi-tour habile et l’on devinait qu’il mettait un point d’honneur à conduire le mieux possible. Il avait dû lui-même astiquer sa Peugeot pour qu’elle brillât si fort. J’ai décidé qu’il s’agissait d’un jeune ménage, lui, ingénieur, issu d’une bonne bourgeoisie, elle d’extraction plus modeste : tous deux très sportifs. Et, avec mon habitude de localiser n’importe quoi, je les imaginais habitant un petit appartement « cosy » de la rue du Docteur-Blanche, à Auteuil.