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D’autres concurrents se succédèrent. Je les ai, hélas, oubliés sauf quelques-uns. Cette Eurasienne d’environ trente ans, par exemple, qu’accompagnait un homme gras et roux. Ils occupaient une Nash décapotable, couleur vert d’eau. Quand elle est sortie de la voiture, elle a fait un pas d’automate vers le jury et s’est arrêtée. Elle a été prise d’un tremblement nerveux. Elle jetait des regards affolés autour d’elle, sans bouger la tête. Le gros roux, dans la Nash, l’appelait : « Monique… Monique… Monique… », et l’on eût dit une plainte, une prière pour apprivoiser un animal exotique et farouche. Il est sorti à son tour et l’a tirée par la main. Il l’a poussée gentiment sur le siège. Elle a éclaté en sanglots. Alors il a démarré sur les chapeaux de roues et a failli, en tournant, balayer le jury. Et ce couple d’aimables sexagénaires dont j’ai retenu les noms : Jackie et Tounette Roland-Michel. Ils sont arrivés à bord d’une Studebaker grise et se sont présentés ensemble, devant le jury. Elle, grande rousse au visage énergique et chevalin, en tenue de tennis. Lui de taille moyenne, petite moustache, nez important, sourire goguenard, physique de vrai Français tel que peut l’imaginer un producteur californien. Des personnalités, à coup sûr, puisque le type aux cheveux gris-bleu avait annoncé : « Nos amis Tounette et Jackie Roland-Michel. » Trois ou quatre membres du jury (dont la femme brune et Daniel Hendrickx) avaient applaudi. Fouquières, lui, ne daignait même pas les honorer d’un regard. Ils ont salué en inclinant la tête, dans un mouvement synchronisé. Ils se portaient bien et avaient tous deux un air très satisfait.

« Numéro 32. Mlle Yvonne Jacquet et docteur René Meinthe. » J’ai cru que j’allais m’évanouir. D’abord, je ne voyais plus rien, comme si je m’étais levé brusquement, après avoir passé une journée entière allongé sur un divan. Et la voix qui prononçait leurs noms se répercutait de tous les côtés. Je m’appuyais sur l’épaule de quelqu’un, assis devant moi, et me suis rendu compte trop tard qu’il s’agissait d’André de Fouquières. Il s’est retourné. J’ai bredouillé de molles excuses. Impossible de décoller ma main de son épaule. J’ai dû me pencher en arrière, ramener peu à peu mon bras contre ma poitrine, en me crispant pour combattre une langueur de plomb. Je ne les ai pas vus arriver dans la Dodge. Meinthe avait arrêté l’automobile face au jury. Les phares étaient allumés. Mon malaise faisait place à une sorte d’euphorie, et je percevais les choses de manière plus aiguë qu’en temps normal. Meinthe a klaxonné trois fois et j’ai lu sur les visages de plusieurs membres du jury une légère stupéfaction. Fouquières lui-même paraissait intéressé. Daniel Hendrickx souriait mais, à mon avis, il se forçait. D’ailleurs était-ce vraiment un sourire ? Non, un ricanement figé. Ils ne bougeaient pas de la voiture. Meinthe éteignait puis rallumait les phares. Où voulait-il en venir ? Il a mis en marche les essuie-glaces. Le visage d’Yvonne était lisse, impénétrable. Et, tout à coup, Meinthe a sauté. Un murmure a parcouru le jury, les spectateurs. Ce saut était sans commune mesure avec celui de la « répétition » du vendredi. Il ne s’est pas contenté de passer par-dessus la portière, mais il a rebondi, s’est élevé en l’air, a écarté les jambes d’un mouvement sec, est retombé en souplesse, tout cela d’un seul élan, en une seule décharge électrique. Et je sentais tant de rage, de nervosité et de provocation chimérique là-dedans que je l’ai applaudi. Il tournait autour de la Dodge, en s’arrêtant parfois, en se figeant, comme s’il marchait à travers un champ de mines. Chaque membre du jury observait, bouche bée. On avait la certitude qu’il courait un danger et quand il a enfin ouvert la portière, certains ont poussé un soupir de soulagement.

Elle est sortie dans sa robe blanche. Le chien l’a suivie, d’une détente paresseuse. Mais elle n’a pas marché de long en large devant le jury, à la manière des autres concurrentes. Elle s’est appuyée contre le capot, et elle est restée là, à considérer Fouquières, Hendrickx, les autres, un sourire insolent aux lèvres. Et d’un geste imprévisible elle a arraché son turban et l’a jeté mollement derrière elle. Elle a passé une main dans ses cheveux pour les étaler sur ses épaules. Le chien, lui, a sauté sur l’une des ailes de la Dodge et adopté aussitôt sa position de sphinx. Elle le caressait d’une main distraite. Meinthe, derrière, attendait au volant.

Aujourd’hui, quand je pense à elle, c’est cette image qui me revient le plus souvent. Son sourire et ses cheveux roux. Le chien blanc et noir à côté d’elle. La Dodge beige. Et Meinthe que l’on distingue à peine derrière le pare-brise de l’automobile. Et les phares allumés. Et les rayons de soleil.

Lentement, elle a glissé vers la portière et l’a ouverte sans quitter des yeux le jury. Elle a repris sa place. Le chien a sauté sur la banquette arrière avec une telle nonchalance qu’il me semble, lorsque je reconstitue cette scène en détail, le voir sauter au ralenti. Et la Dodge – mais peut-être ne faut-il pas se fier à ses souvenirs – sort du rond-point en marche arrière. Et Meinthe (ce geste figure lui aussi dans un film pris au ralenti) lance une rose. Elle tombe sur la veste de Daniel Hendrickx, qui la prend et la fixe, hébété. Il ne sait quoi en faire. Il n’ose même pas la poser sur la table. Enfin, il éclate d’un rire bête et la tend à sa voisine, la femme brune dont j’ignore l’identité mais qui doit être l’épouse du président du syndicat d’initiative, ou celle du président du golf de Chavoires. Ou, qui sait ? Mme Sandoz.

Avant que la voiture s’engage dans l’allée, Yvonne se retourne et agite le bras, à l’intention des membres du jury. Je crois même qu’elle leur envoie, à tous, un baiser.

Ils délibèrent à voix basse. Trois maîtres nageurs du Sporting nous ont priés poliment de nous écarter de quelques mètres, pour ne pas enfreindre le secret de la discussion. Les jurés avaient, chacun devant soi, une feuille où figuraient le nom et le numéro des diverses concurrentes. Et il fallait leur mettre une note, au fur et à mesure qu’elles passaient.

Ils griffonnent quelque chose sur des bouts de papier, les plient. Ensuite ils mettent les bulletins en tas, Hendrickx les brasse et les rebrasse, de ses toutes petites mains manucurées qui contrastent avec sa carrure et son épaisseur. Il est aussi chargé du dépouillement. Il annonce des noms et des chiffres : Hatmer, 14, Tissot, 16, Roland-Michel, 17, Azuelos, 12, mais j’ai beau tendre l’oreille, la plupart des noms ne me parviennent pas. L’homme aux ondulations et aux lèvres gourmandes inscrit les chiffres sur un carnet. Ils tiennent encore un conciliabule animé. Les plus véhéments sont Hendrickx, la femme brune et l’homme aux cheveux gris-bleu. Celui-ci sourit sans arrêt, pour exhiber – je suppose – une rangée de dents superbes et jette autour de lui des regards qu’il voudrait charmeurs : battements rapides des cils par quoi il cherche à paraître candide et émerveillé de tout. Bouche qui s’avance, impatiente. Un gastronome certainement. Et aussi ce qu’en argot on appelle un « vicelard ». Une rivalité doit exister entre lui et Doudou Hendrickx. Ils se disputent les conquêtes féminines, je serais prêt à le jurer. Mais pour l’instant, ils affectent l’air grave et responsable de membres d’un conseil d’administration.