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Fouquières, lui, se désintéresse complètement de tout cela. Il gribouille sa feuille de papier, les sourcils froncés en une expression de morgue ironique. Que voit-il ? À quelle scène du passé rêve-t-il ? À sa dernière entrevue avec Lucie Delarue-Mardrus ? Hendrickx se penche vers lui, très respectueux, et lui pose une question. Fouquières répond sans même le regarder. Puis Hendrickx va questionner Ganonge (ou Gamange), le « cinéaste », assis à la dernière table vers la droite. Il revient vers l’homme aux cheveux gris-bleu. Ils ont une brève altercation et je les entends prononcer à plusieurs reprises le nom de « Roland-Michel ». Enfin le « gris-bleu ondulé » – je l’appellerai ainsi – s’avance vers un micro et annonce d’une voix glaciale :

— Mesdames et Messieurs, nous allons, dans une minute, vous donner les résultats de cette Coupe Houligant de l’élégance.

Le malaise me reprend. Tout s’embue autour de moi. Je me demande où peuvent être Yvonne et Meinthe. Attendent-ils à l’endroit où je les ai quittés, en bordure du court de tennis ? Et s’ils m’avaient abandonné ?

— Par cinq voix contre quatre – la voix du « gris-bleu ondulé » monte, monte. – Je répète : par cinq voix contre quatre à nos amis Roland-Michel (il a articulé : nos amis, en martelant les syllabes et sa voix est aussi aiguë maintenant que celle d’une femme) bien connus et appréciés de tous et dont je tiens à saluer l’esprit sportif… et qui auraient mérité – je le pense personnellement – de remporter cette Coupe de l’élégance… (il a tapé du poing sur la table, mais sa voix est de plus en plus brisée)… la Coupe a été décernée (il marque un temps) à Mlle Yvonne Jacquet qui était accompagnée de M. René Meinthe…

Je l’avoue, j’ai eu les larmes aux yeux.

Ils devaient se présenter une dernière fois devant le jury et recevoir la Coupe. Tous les enfants de la plage s’étaient joints aux autres spectateurs et attendaient, surexcités. Les musiciens de l’orchestre du Sporting avaient pris leur place habituelle, sous le grand dais rayé vert et blanc, au milieu de la terrasse. Ils accordaient leurs instruments.

La Dodge est apparue. Yvonne se tenait à moitié allongée sur le capot. Meinthe conduisait lentement. Elle a sauté à terre et s’est avancée, avec une grande timidité, vers le jury. On a beaucoup applaudi.

Hendrickx est descendu vers elle en brandissant la Coupe. Il la lui a donnée et l’a embrassée sur les deux joues. Et puis d’autres personnes sont venues la féliciter. André de Fouquières lui-même lui a serré la main et elle ne savait pas qui était ce vieux monsieur. Meinthe l’a rejointe. Il parcourait du regard la terrasse du Sporting et m’a repéré aussitôt. Il a crié : « Victor… Victor » et m’a fait de grands signes. J’ai couru vers lui. J’étais sauvé. J’aurais voulu embrasser Yvonne mais elle était déjà très entourée. Quelques serveurs portant chacun deux plateaux de coupes de champagne essayaient de se frayer un passage. L’assemblée trinquait, buvait, jacassait sous le soleil. Meinthe restait à mes côtés, muet et impénétrable derrière ses lunettes noires. À quelques mètres de moi, Hendrickx, très agité, présentait à Yvonne la femme brune, Gamonge (ou Ganonge) et deux ou trois personnes. Elle pensait à autre chose. À moi ? Je n’osais pas y croire.

Tout le monde était de plus en plus gai. On riait. On s’interpellait, on se pressait les uns contre les autres. Le chef d’orchestre s’est adressé à Meinthe et à moi pour savoir quel « morceau » il devait exécuter en l’honneur de la Coupe et de la « charmante gagnante ». Nous sommes restés un instant interloqués, mais comme je m’appelais provisoirement Chmara et que je me sentais le cœur tzigane, je l’ai prié de jouer Les Yeux noirs.

Une « soirée » avait été prévue au Sainte-Rose, pour fêter cette cinquième Coupe Houligant et Yvonne, la triomphatrice de la journée. Elle a choisi de mettre une robe en lamé vieil or.

Elle avait déposé la Coupe sur sa table de nuit, à côté du livre de Maurois. Cette Coupe était, en réalité, une statuette représentant une danseuse qui faisait des pointes sur un petit socle où l’on avait gravé en lettres gothiques : « Coupe Houligant. 1er prix. » Plus bas, le chiffre de l’année.

Avant de partir, elle l’a caressée de la main puis s’est pendue à mon cou.

— Tu ne trouves pas ça merveilleux ? m’a-t-elle demandé.

Elle a voulu que je mette mon monocle et j’ai accepté, car ce n’était pas un soir comme les autres.

Meinthe portait un costume vert pâle, très suave, très frais. Pendant tout le trajet jusqu’à Voirens, il s’est moqué des membres du jury. Le « gris-bleu ondulé » s’appelait Raoul Fossorié et dirigeait le syndicat d’initiative. La femme brune était mariée au président du golf de Chavoires : oui, elle flirtait, à l’occasion, avec ce « gros bœuf » de Doudou Hendrickx. Meinthe le détestait. Un personnage, me disait-il, qui jouait depuis trente ans les jolis cœurs sur les pistes de ski. (J’ai pensé au héros de Liebesbriefe auf der Berg, le film d’Yvonne) ; Hendrickx avait fait en 1943 les belles nuits de L’Équipe et du Chamois de Megève mais atteignait aujourd’hui la cinquantaine et ressemblait de plus en plus à un « satyre ». Meinthe ponctuait son exposé de : « N’est-ce pas Yvonne ? », « N’est-ce pas Yvonne ? », ironiques et lourds de sous-entendus. Pourquoi ? Et comment se faisait-il qu’Yvonne et lui fussent aussi familiers de tous ces gens ?

Quand nous avons débouché sur la terrasse à pergola du Sainte-Rose, quelques applaudissements mous ont salué Yvonne. Ils provenaient d’une table de dix personnes environ, parmi lesquelles trônait Hendrickx. Celui-ci nous faisait signe. Un photographe s’est levé et nous a éblouis de son flash. Le gérant, le dénommé Pulli, avançait trois chaises pour nous puis revenait et tendait avec beaucoup d’empressement une orchidée à Yvonne. Elle le remerciait.

— En ce grand jour, l’honneur est pour moi, mademoiselle. Et bravo !

Il avait l’accent italien. Il s’inclinait devant Meinthe.

— Monsieur ?… me disait-il, le sourire en biais, gêné sans doute de ne pouvoir m’appeler par mon nom.

— Victor Chmara.

— Ah… Chmara… ?

Il avait l’air étonné et fronçait les sourcils.

— Monsieur Chmara…

— Oui.

Il me jetait un regard étrange.

— Je suis à vous tout de suite, monsieur Chmara…

Et il se dirigeait vers l’escalier qui menait au bar du rez-de-chaussée.

Yvonne était assise à côté d’Hendrickx, et nous nous trouvions, Meinthe et moi, en face d’eux. Je reconnaissais, parmi mes voisins, la femme brune du jury, Tounette et Jackie Roland-Michel, un homme aux cheveux gris très courts et au visage énergique d’ancien aviateur ou de militaire : le directeur du golf, certainement. Raoul Fossorié se tenait au bout de la table et mordillait une allumette. Les trois ou quatre autres personnes dont deux blondes très bronzées, je les voyais pour la première fois.

Il n’y avait pas grand monde, ce soir-là, au Sainte-Rose. Il était encore tôt. L’orchestre jouait l’air d’une chanson que l’on entendait souvent et dont l’un des musiciens susurrait les paroles :