L’amour, c’est comme un jour
Ça s’en va, ça s’en va
L’amour
Hendrickx avait entouré de son bras droit les épaules d’Yvonne et je me demandais à quoi il voulait en venir. Je me tournai vers Meinthe. Il se cachait derrière une autre paire de lunettes de soleil, aux branches d’écaille massives et pianotait nerveusement sur le rebord de la table. Je n’osais pas lui adresser la parole.
— Alors tu es contente d’avoir ta coupe ? a demandé Hendrickx d’une voix câline.
Yvonne me jetait un regard gêné.
— C’est un peu grâce à moi…
Mais oui, ce devait être un brave type. Pourquoi me méfiais-je toujours du premier venu ?
— Fossorié ne voulait pas. Hein, Raoul ? tu ne voulais pas…
Et Hendrickx éclatait de rire. Fossorié aspirait une bouffée de cigarette. Il affectait un très grand calme.
— Mais pas du tout, Daniel, pas du tout. Tu te trompes…
Et il moulait les syllabes d’une façon que je trouvais obscène. « Faux jeton ! » s’exclamait Hendrickx sans aucune méchanceté.
Cette réplique faisait rire la femme brune, les deux blondes bronzées (le nom de l’une d’elles me revient brusquement : Meg Devillers), et même le type à tête d’ancien officier de cavalerie. Les Roland-Michel, eux, s’efforçaient de partager l’hilarité des autres, mais le cœur n’y était pas. Yvonne me lançait un clin d’œil. Meinthe continuait à pianoter.
— Tes favoris, poursuivait Hendrickx, c’était Jackie et Tounette… Hein Raoul ? – Puis se tournant vers Yvonne : — Tu devrais serrer la main de nos amis Roland-Michel, tes concurrents malheureux…
Yvonne s’est exécutée. Jackie arborait une expression joviale, mais Tounette Roland-Michel a regardé Yvonne droit dans les yeux. Elle avait l’air de lui en vouloir.
— Un de tes soupirants ? a demandé Hendrickx. Il me désignait.
— Mon fiancé, a répondu crânement Yvonne.
Meinthe a levé la tête. Sa pommette gauche et la commissure de ses lèvres étaient à nouveau parcourues de tics.
— Nous avions oublié de te présenter notre ami, a-t-il dit d’une voix précieuse. Le comte Victor Chmara…
Il avait prononcé « comte » en insistant sur les syllabes et en marquant un temps d’arrêt. Ensuite, se tournant vers moi :
— Vous avez devant vous l’un des as du ski français : Daniel Hendrickx.
Celui-ci a souri, mais je sentais bien qu’il se méfiait des réactions imprévisibles de Meinthe. Il le connaissait certainement de longue date.
— Bien sûr, mon cher Victor, vous êtes beaucoup trop jeune pour que ce nom vous dise quelque chose, ajouté Meinthe.
Les autres attendaient. Hendrickx se préparait à encaisser le coup avec une feinte indifférence.
— Je suppose que vous n’étiez pas né, lorsque Daniel Hendrickx a remporté le combiné…
— Pourquoi dites-vous des choses comme ça, René ? a demandé Fossorié d’un ton très doux, très onctueux, en moulant encore plus les syllabes, si bien qu’on s’attendait à voir sortir de sa bouche ces guimauves chantournées que l’on achète dans les foires.
— Moi j’étais là, quand il a gagné le slalom et le combiné, a déclaré l’une des blondes bronzées, celle qui s’appelait Meg Devillers, ça ne fait pas si longtemps…
Hendrickx a haussé les épaules et, comme l’orchestre jouait les premières mesures d’un slow, il en a profité pour inviter Yvonne à danser. Fossorié les a rejoints en compagnie de Meg Devillers. Le directeur du golf a entraîné l’autre blonde bronzée. Et les Roland-Michel, à leur tour, se sont avancés vers la piste. Ils se tenaient par la main. Meinthe s’est incliné devant la femme brune :
— Eh bien nous aussi, nous allons danser un peu…
Je suis resté seul à la table. Je ne quittais pas des yeux Yvonne et Hendrickx. De loin, il avait une certaine prestance : il mesurait environ un mètre quatre-vingts, quatre-vingt-cinq, et la lumière qui enveloppait la piste – bleue avec un zeste de rose – adoucissait son visage, en gommait l’empâtement et la vulgarité. Il serrait de très près Yvonne. Que faire ? Lui casser la figure ? Mes mains tremblaient. Je pouvais, bien sûr, bénéficier de l’effet de surprise et lui asséner un coup de poing en plein visage. Ou bien, je m’approcherais par-derrière et lui briserais une bouteille sur le crâne. À quoi bon ? D’abord je me rendrais ridicule auprès d’Yvonne. Et puis cette conduite ne correspondait pas à mon tempérament doux, à mon pessimisme naturel, et à une certaine lâcheté qui est la mienne.
L’orchestre enchaînait sur une autre musique lente et aucun des couples ne quittait la piste. Hendrickx serrait Yvonne de plus près encore. Pourquoi le laissait-elle faire ? Je guettais un clin d’œil qu’elle m’aurait lancé à la dérobée, un sourire de connivence. Rien. Pulli, le gros gérant velouté, s’était approché prudemment de ma table. Il se tenait juste à côté de moi, il s’appuyait contre le dossier de l’une des chaises vides. Il cherchait à me parler. Moi, cela m’ennuyait.
— Monsieur Chmara… Monsieur Chmara…
Par politesse, je me suis tourné vers lui.
— Dites-moi, vous êtes parent avec les Chmara d’Alexandrie ?
Il se penchait, l’œil avide, et j’ai compris pourquoi j’avais choisi ce nom, que je croyais sorti de mon imagination : il appartenait à une famille d’Alexandrie, dont mon père me parlait souvent.
— Oui. Ce sont mes parents, ai-je répondu.
— Alors, vous êtes originaire d’Égypte ?
— Un peu.
Il a eu un sourire ému. Il voulait en savoir plus, et j’aurais pu lui parler de la villa de Sidi-Birsh où j’ai passé quelques années de mon enfance, du palais d’Abdine et de l’auberge des Pyramides dont je garde un très vague souvenir. Lui demander à mon tour s’il était lui-même parent de l’une des relations louches de mon père, cet Antonio Pulli qui faisait office de confident et de « secrétaire » du roi Farouk. Mais j’étais trop occupé par Yvonne et Hendrickx.
Elle continuait de danser avec ce type sur le retour qui se teignait certainement les cheveux. Mais peut-être le faisait-elle pour une raison précise qu’elle me dévoilerait quand nous serions seuls. Ou peut-être, comme cela, pour rien ? Et si elle m’avait oublié ? Je n’ai jamais éprouvé une très grande confiance en mon identité et la pensée qu’elle ne me reconnaîtrait plus m’a effleuré. Pulli s’était assis à la place de Meinthe :
— J’ai connu Henri Chmara, au Caire… Nous nous retrouvions chaque soir Chez Groppi ou au Mena House.
On aurait dit qu’il me confiait des secrets d’État.
— Attendez… c’était l’année où on voyait le roi avec cette chanteuse française… Vous savez ?…
— Ah oui…
Il parlait de plus en plus bas. Il craignait d’invisibles policiers.
— Et vous, vous avez vécu là-bas ?…
Les projecteurs qui éclairaient la piste ne jetaient plus qu’une faible lumière rose. Un instant, j’ai perdu de vue Yvonne et Hendrickx, mais ils ont reparu derrière Meinthe, Meg Devillers, Fossorié et Tounette Roland-Michel. Celle-ci leur a fait une remarque par-dessus l’épaule de son mari. Yvonne a éclaté de rire.
— Vous comprenez, on ne peut pas oublier l'Égypte… Non… Il y a des soirs où je me demande ce que je fais là…
Moi aussi, je me le demandais tout à coup. Pourquoi n’étais-je pas resté aux Tilleuls à lire mes bottins et mes revues cinématographiques ? Il m’a posé une main sur l’épaule.
— Je ne sais pas ce que je donnerais pour me trouver à la terrasse du Pastroudis… Comment oublier l’Égypte ?