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Avant de descendre l’escalier, j’ai voulu jeter un dernier regard vers la table que nous avions quittée.

Toute ma rage s’était dissipée et je regrettais d’avoir perdu le contrôle de moi-même.

— Tu viens ? m’a dit Yvonne, tu viens ?

— À quoi pensez-vous, Victor ? m’a demandé Meinthe et il me tapait sur l’épaule.

Je restais là, au seuil de l’escalier, hypnotisé de nouveau par la chevelure de Fossorié. Elle brillait. Il devait l’enduire d’une sorte de Bakerfix phosphorescent. Que d’efforts et de patience, pour construire, chaque matin, cette pièce montée gris-bleu.

Dans la Dodge, Meinthe a dit que nous avions perdu bêtement notre soirée. La faute en revenait à Daniel Hendrickx qui avait recommandé à Yvonne de venir, sous prétexte que tous les membres du jury seraient là, ainsi que plusieurs journalistes. Il ne fallait jamais croire ce « salaud ».

— Mais si, ma chérie, tu le sais très bien, ajoutait Meinthe d’un ton exaspéré. Est-ce qu’il t’a donné le chèque au moins ?

— Bien sûr.

Et ils m’ont dévoilé les dessous de cette si triomphale soirée : Hendrickx avait créé la Coupe Houligant cinq ans auparavant. Une fois sur deux, on la décernait en hiver, à L’Alpe d’Huez ou à Megève. Il avait pris cette initiative par snobisme (il choisissait quelques personnalités mondaines pour composer le jury), pour soigner sa publicité (les journaux qui rendaient compte de la Coupe le citaient, lui, Hendrickx, en rappelant ses exploits sportifs) et aussi par goût des jolies filles. Avec la promesse d’obtenir la Coupe, n’importe quelle idiote succombait. Le chèque était de huit cent mille francs. Au sein du jury, Hendrickx faisait la loi. Fossorié aurait bien voulu que cette « coupe de l’élégance » qui remportait chaque année un vif succès, dépendît un peu plus du syndicat d’initiative. D’où cette rivalité sourde entre les deux hommes.

— Eh oui, mon cher Victor, a conclu Meinthe, vous voyez comme la province est mesquine.

Il s’est retourné vers moi et m’a gratifié d’un sourire triste. Nous étions arrivés devant le Casino. Yvonne a demandé à Meinthe de nous déposer là. Nous rentrerions à l’hôtel à pied.

— Téléphonez-moi demain, vous deux. – Il semblait désolé que nous le laissions seul. Il s’est penché par-dessus la portière : — Et oubliez cette ignoble soirée.

Puis il a démarré brusquement, comme s’il voulait s’arracher à nous. Il a pris la rue Royale et je me suis demandé où il passerait la nuit.

Pendant quelques instants nous avons admiré le jet d’eau qui changeait de couleur. Nous nous approchions le plus près possible et nous recevions des gouttelettes sur le visage. J’ai poussé Yvonne. Elle se débattait en criant. Elle aussi a voulu me pousser par surprise. Nos éclats de rire résonnaient à travers cette esplanade déserte. Là-bas, les garçons de la Taverne achevaient de ranger les tables. Environ une heure du matin. La nuit était tiède, et j’ai éprouvé une sorte d’ivresse en pensant que l’été commençait à peine et que nous avions encore devant nous des jours et des jours à passer ensemble, à nous promener le soir ou à rester dans la chambre en entendant le claquement feutré et idiot des balles de tennis.

Au premier étage du Casino, les baies vitrées étaient éclairées : la salle de baccara. On apercevait des silhouettes. Nous avons fait le tour de ce bâtiment sur la façade duquel était inscrit CASINO en lettres rondes, et nous avons dépassé l’entrée du Brummel d’où s’échappait de la musique. Oui, cet été-là, il y avait dans l’air des musiques et des chansons, toujours les mêmes.

Nous suivions l’avenue d’Albigny sur le trottoir de gauche, celui qui longe les jardins de la préfecture. Quelques rares automobiles passaient dans les deux sens. J’ai demandé à Yvonne pourquoi elle laissait Hendrickx lui mettre la main sur les fesses. Elle m’a répondu que cela n’avait aucune importance. Il fallait bien qu’elle soit gentille avec Hendrickx puisqu’il lui avait fait obtenir la Coupe et lui avait donné un chèque de huit cent mille francs. Je lui ai dit qu’à mon avis on devait exiger beaucoup plus que huit cent mille francs pour se laisser « mettre la main aux fesses » et que, de toute manière, la Coupe Houligant de l’élégance n’avait aucun intérêt. Aucun. Personne ne connaissait l’existence de cette coupe, sauf quelques provinciaux égarés au bord d’un lac perdu. Elle était grotesque, cette coupe. Et minable. Hein ? D’abord que savait-on de l’élégance dans ce « trou savoyard » ? Hein ? Elle m’a répondu, d’une petite voix pincée, qu’elle trouvait Hendrickx « très séduisant », et qu’elle était ravie d’avoir dansé avec lui. Je lui ai dit – en essayant d’articuler toutes les syllabes, mais cela ne servait à rien, j’en avalais la moitié – qu’Hendrickx avait une tête de bœuf et « le cul bas, comme tous les Français. – Mais toi aussi tu es français, m’a-t-elle dit. – Non. Non. Je n’ai rien à voir avec les Français. Vous les Français, vous êtes incapables de comprendre la vraie noblesse, la vraie… » Elle a éclaté de rire. Je ne l’intimidais pas. Alors, je lui ai déclaré – et je simulais une extrême froideur – qu’à l’avenir, elle aurait tout intérêt à ne pas trop se vanter de la Coupe Houligant de l’élégance, si elle ne voulait pas qu’on se moquât d’elle. Des tas de filles avaient gagné de petites coupes ridicules comme celle-ci avant de sombrer dans un oubli total. Et combien d’autres avaient tourné par hasard un film sans valeur, du genre de Liebesbriefe auf der Berg… Leur carrière cinématographique s’était arrêtée là. Beaucoup d’appelées. Peu d’élues. « Tu trouves que ce film n’a aucune valeur ? m’a-t-elle demandé. – Aucune. » Cette fois-ci, je crois qu’elle avait de la peine. Elle marchait sans rien dire. Nous nous sommes assis sur le banc du chalet, en attendant le funiculaire. Elle déchirait minutieusement un vieux paquet de cigarettes. Elle posait, au fur et à mesure, les petits morceaux de papier par terre, et ils avaient la taille de confettis. J’ai été si attendri par son application que je lui ai embrassé les mains.

Le funiculaire s’est arrêté avant Saint-Charles Carabacel. Une panne apparemment, mais à cette heure, plus personne ne viendrait la réparer. Elle était encore plus passionnée que d’habitude. J’ai pensé qu’elle devait quand même m’aimer un peu. Nous regardions quelquefois par la vitre et nous nous trouvions entre ciel et terre, avec le lac tout en bas, et les toits. Le jour venait.

Il y a eu, le lendemain, un grand article en troisième page de L'Écho-Liberté.

Le titre annonçait : « LA COUPE HOULIGANT DE L’ÉLÉGANCE DÉCERNÉE POUR LA CINQUIÈME FOIS. » « Hier, en fin de matinée, au Sporting, une nombreuse assistance a suivi avec curiosité le déroulement de la cinquième Coupe Houligant de l’élégance. Les organisateurs, ayant décerné cette coupe l’année dernière à Megève, pendant la saison d’hiver, ont préféré cette année, qu’elle fût un événement estival. Le soleil ne manquait pas au rendez-vous. Il n’avait jamais été aussi radieux. La plupart des spectateurs étaient en tenue de plage. On remarquait parmi eux, M. Jean Marchat de la Comédie-Française, venu donner au théâtre du Casino quelques représentations d’Écoutez bien Messieurs.

« Le jury, comme à l’ordinaire, réunissait les personnalités les plus diverses. Il était présidé par M. André de Fouquières, qui a bien voulu mettre au service de cette Coupe sa longue expérience : on peut en effet dire que M. de Fouquières, tant à Paris qu’à Deauville, à Cannes ou au Touquet, a participé et arbitré la vie élégante de ces cinquante dernières années.