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« Autour de lui siégeaient : Daniel Hendrickx, le champion bien connu et le promoteur de cette Coupe ; Fossorié, du syndicat d’initiative ; Gamange, cinéaste ; M. et Mme Tessier du golf-club ; M. et Mme Sandoz du Windsor ; M. le sous-préfet P. A. Roquevillard. On regrettait l’absence du danseur José Torres, retenu au dernier moment.

« La plupart des concurrents ont fait honneur à cette Coupe ; M. et Mme Jacques Roland-Michel, de Lyon, en villégiature, comme chaque été, dans leur villa de Chavoires, ont été particulièrement remarqués et vivement applaudis.

« Mais la palme est revenue, après plusieurs tours de scrutin, à Mlle Yvonne Jacquet, vingt-deux ans, ravissante jeune femme aux cheveux roux, vêtue de blanc, et suivie d’un dogue impressionnant. Mlle Jacquet, par sa grâce et son non-conformisme, a fait une vive impression sur le jury.

« Mlle Yvonne Jacquet est née dans notre ville et y a été élevée. Sa famille est originaire de la région. Elle vient de débuter au cinéma, dans un film tourné à quelques kilomètres d’ici par un réalisateur allemand. Souhaitons à Mlle Jacquet, notre compatriote, bonne chance et succès.

« Elle était accompagnée par M. René Meinthe, fils du docteur Henri Meinthe. Ce nom réveillera chez certains beaucoup de souvenirs. Le docteur Henri Meinthe, de vieille souche savoyarde, fut en effet un des héros et des martyrs de la Résistance. Une rue de notre ville porte son nom. »

Une grande photo illustrait l’article. Elle avait été prise au Sainte-Rose, juste à l’instant où nous y entrions. Nous étions debout, tous les trois, Yvonne et moi l’un à côté de l’autre, Meinthe légèrement en retrait. Au-dessous, la légende indiquait : « Mlle Yvonne Jacquet, M. René Meinthe et l’un de leurs amis, le comte Victor Chmara. » Le cliché était très net en dépit du papier journal. Yvonne et moi, nous avions l’air grave. Meinthe souriait. Nous fixions un point à l’horizon. Cette photo, je l’ai gardée sur moi pendant de nombreuses années avant de la ranger parmi d’autres souvenirs, et, un soir où je la regardais avec mélancolie, je n’ai pu m’empêcher d’écrire en travers, au crayon rouge : « Les rois d’un jour. »

VIII

— Un porto le plus clair possible, mon petit, répète Meinthe.

La barmaid ne comprend pas.

— Clair ?

— Très, très clair.

Mais il l’a dit sans conviction.

Il passe une main sur ses joues mal rasées. Il y a douze ans, il se rasait deux ou trois fois par jour. Au fond de la boîte à gants de la Dodge traînait un rasoir électrique, mais, disait-il, cet instrument ne lui servait à rien, tant sa barbe était dure. Il lui arrivait même de casser sur elle des lames extra-bleues.

La barmaid revient, avec une bouteille de Sandeman dont elle lui verse un verre :

— Je n’ai pas de porto… clair.

Elle a chuchoté « clair » comme s’il s’agissait d’un mot honteux.

— Mais ce n’est pas grave, mon petit, lui répond Meinthe.

Et il sourit. Il a rajeuni d’un coup. Il souffle dans son verre et observe les rides à la surface du porto.

— Vous n’auriez pas une paille, mon petit ?

Elle la lui apporte de mauvaise grâce, le visage buté. Elle n’a pas plus de vingt ans. Elle doit se dire : « Jusqu’à quelle heure cette cloche va-t-elle rester ici ? Et l’autre, au fond, avec sa veste à carreaux ? » Comme chaque nuit, vers onze heures, elle vient de remplacer Geneviève, celle qui se trouvait déjà là au début des années soixante et qui, pendant la journée, tenait la buvette du Sporting, près des cabines. Une blonde gracieuse. Elle avait, paraît-il, un souffle au cœur.

Meinthe s’est retourné vers l’homme à la veste à carreaux. Cette veste est le seul élément grâce auquel il peut attirer l’attention sur lui. Sinon tout est médiocre dans son visage : petite moustache noire, nez assez grand, cheveux bruns ramenés en arrière. Lui qui se donnait, un instant auparavant, l’apparence d’un ivrogne, se tient très droit, une expression de suffisance au coin des lèvres :

— Voulez-vous me demander… (la voix est pâteuse et hésitante) le 233 à Chambéry…

La barmaid compose le numéro. Quelqu’un répond à l’autre bout du fil. Mais l’homme à la veste à carreaux demeure, tout raide, à sa table.

— Monsieur, j’ai la personne au téléphone, s’inquiète la barmaid.

Il ne bouge pas d’un millimètre. Il a les yeux grands ouverts et le menton légèrement en avant.

— Monsieur…

Il reste de marbre. Elle raccroche. Elle doit commencer à s’inquiéter. Ces deux clients sont quand même bizarres… Meinthe a suivi la scène en fronçant les sourcils. Au bout de quelques minutes, l’autre reprend d’une voix encore plus sourde :

— Voulez-vous me demander… le 233 à Chambéry…

La barmaid ne bouge pas. Il continue imperturbable :

— Voulez-vous me demander…

Elle hausse les épaules. Alors Meinthe se penche vers le téléphone et compose lui-même le numéro. Quand il entend la voix, il tend le combiné en direction de l’homme à la veste à carreaux, mais celui-ci ne fait pas un mouvement. Il fixe Meinthe de ses yeux grands ouverts.

— Allons, monsieur… murmure Meinthe… Allons…

Il finit par poser le combiné sur le bar et hausse les épaules.

— Vous avez peut-être envie de vous coucher, mon petit ? demande-t-il à la barmaid. Je ne voudrais pas vous retenir.

— Non. De toute façon, ça ferme à deux heures du matin… il va venir du monde.

— Du monde ?

— Il y a un congrès. Ils vont débarquer ici.

Elle se verse un verre de Coca-Cola.

— Ce n’est pas très gai en hiver, hein ? constate Meinthe.

— Moi, je vais partir à Paris, lui dit-elle d’un ton agressif.

— Vous avez raison.

L’autre derrière, a fait claquer ses doigts.

— Est-ce que je pourrais avoir un autre dry, s’il vous plaît ? – puis il ajoute : — et le 233 à Chambéry…

Meinthe compose encore une fois le numéro et sans se retourner, place le combiné du téléphone à côté de lui sur un tabouret. La fille a un fou rire. Il lève la tête et ses yeux tombent sur les vieilles photos d’Émile Allais et de James Couttet, au-dessus des bouteilles d’apéritifs. On leur a ajouté une photo de Daniel Hendrickx qui s’est tué, il y a quelques années, dans un accident d’automobile. Sûrement une initiative de Geneviève, l’autre barmaid. Elle était amoureuse d’Hendrickx du temps où elle travaillait au Sporting. Du temps de la Coupe Houligant.

IX

Cette coupe, où se trouve-t-elle maintenant ? Au fond de quel placard ? De quel débarras ? Les derniers temps, elle nous servait de cendrier. Le socle qui supportait la danseuse était muni en effet d’un rebord circulaire. Nous y écrasions nos cigarettes. Nous avons dû l’oublier dans la chambre d’hôtel et je m’étonne, moi qui suis pourtant attaché aux objets, de ne pas l’avoir emportée.

Au début, pourtant, Yvonne paraissait y tenir. Elle l’avait placée bien en évidence sur le bureau du salon. C’était le début d’une carrière. Ensuite viendraient les Victoires et les Oscars. Plus tard elle en parlerait avec attendrissement devant les journalistes, car il ne faisait pour moi aucun doute qu’Yvonne deviendrait une vedette de cinéma. En attendant, nous avions épinglé dans la salle de bains le grand article de L'Écho-Liberté.

Nous passions des journées oisives. Nous nous levions assez tôt. Le matin, il y avait souvent une brume – ou plutôt une vapeur bleue qui nous délivrait des lois de la pesanteur. Nous étions légers, si légers… Quand nous descendions le boulevard Carabacel, nous touchions à peine le trottoir. Neuf heures. Le soleil allait bientôt dissiper cette brume subtile. Aucun client, encore, sur la plage du Sporting. Nous étions les seuls vivants avec l’un des garçons de bain, vêtu de blanc, qui disposait les transats et les parasols. Yvonne portait un maillot deux pièces de couleur opale et je lui empruntais son peignoir. Elle se baignait. Je la regardais nager. Le chien lui aussi la suivait des yeux. Elle me faisait un signe de la main et me criait en riant de venir la rejoindre. Je me disais que tout cela était trop beau, et que demain une catastrophe allait survenir. Le 12 juillet 39, pensais-je, un type de mon genre, vêtu d’un peignoir de bain aux rayures rouges et vertes, regardait sa fiancée nager dans la piscine d’Éden-Roc. Il avait peur, comme moi, d’écouter la radio. Même ici au cap d’Antibes, il n’échapperait pas à la guerre… Dans sa tête se bousculaient des noms de refuges mais il n’aurait pas le temps de déserter. Pendant quelques secondes une terreur inexplicable m’envahissait puis elle sortait de l’eau et venait s’allonger à côté de moi pour prendre un bain de soleil.