Et riches. Le tiroir de sa table de nuit débordait de billets de banque. D’où lui venait cet argent ? Je n’osais pas le lui demander. Un jour, comme elle rangeait les liasses les unes à côté des autres pour pouvoir refermer le tiroir, elle m’a expliqué que c’était le cachet du film. Elle avait exigé qu’on le lui payât en liquide et en billets de cinq mille francs. Elle a ajouté qu’elle avait touché le chèque de la Coupe Houligant. Elle me montrait un paquet, enveloppé de papier journal : huit cents billets de mille francs. Elle préférait les petites coupures.
Elle me proposa gentiment de me prêter de l’argent, mais je déclinai cette offre. Il traînait encore huit ou neuf cent mille francs au fond de mes valises. Cette somme, je l’avais gagnée en vendant à un libraire de Genève deux éditions « rares » achetées pour une bouchée de pain à Paris, chez un brocanteur. J’ai échangé, à la réception, les coupures de cinquante mille francs contre des billets de cinq cents francs, que j’ai transportés dans un sac de plage. J’ai vidé le tout sur le lit. Elle a rassemblé ses billets à elle, et cela formait un tas impressionnant.
Nous étions émerveillés par cette masse de billets que nous ne tarderions pas à dépenser. Et je retrouvais chez elle mon goût pour l’argent liquide, je veux dire l’argent gagné facilement, les liasses que l’on fourre dans ses poches, l’argent fou qui file entre les doigts.
Depuis que l’article avait paru, je lui posais des questions sur son enfance dans cette ville. Elle évitait de me répondre, parce qu’elle aurait aimé sans doute rester plus mystérieuse et qu’elle avait un peu honte de son extraction « modeste » dans les bras du « comte Chmara ». Et comme ma vérité à moi l’eût déçue, je lui racontais les aventures de mes proches. Mon père avait quitté la Russie très jeune, avec sa mère et ses sœurs, à cause de la Révolution. Ils passèrent quelque temps à Constantinople, à Berlin et à Bruxelles avant de s’installer à Paris. Mes tantes avaient été mannequins chez Schiaparelli pour gagner leur vie comme beaucoup de Russes belles, nobles et blanches. Mon père, à vingt-cinq ans, était parti en voilier pour l’Amérique où il épousa l’héritière des magasins Woolworth. Puis il avait divorcé en obtenant une colossale pension alimentaire. De retour en France, il avait rencontré maman, artiste de music-hall irlandaise. J’étais né. Ils avaient disparu tous deux, à bord d’un avion de tourisme, du côté du Cap-Ferrat, en juillet 49. J’avais été élevé par ma grand-mère, à Paris, dans un rez-de-chaussée de la rue Lord-Byron. Voilà.
Me croyait-elle ? À moitié. Elle avait besoin, avant de s’endormir, que je lui raconte des histoires « merveilleuses », pleines de gens titrés et d’artistes de cinéma. Combien de fois lui ai-je décrit les amours de mon père et de l’actrice Lupe Velez dans la villa de style espagnol de Beverly Hills ? Mais quand je voulais qu’à son tour, elle me parlât de sa famille, elle me disait : « Oh… ce n’est pas intéressant… » Et c’était pourtant la seule chose qui manquait à mon bonheur : le récit d’une enfance et d’une adolescence passées dans une ville de province. Comment lui expliquer qu’à mes yeux d’apatride, Hollywood, les princes russes et l’Égypte de Farouk semblaient bien ternes et bien fanés auprès de cet être exotique et presque inaccessible : une petite Française ?
X
C’est arrivé un soir, simplement. Elle m’a dit : « Nous allons dîner chez mon oncle. » Nous lisions des magazines sur le balcon et la couverture de l’un d’eux – je m’en souviens – représentait l’actrice de cinéma anglaise Belinda Lee qui s’était tuée dans un accident d’automobile.
J’ai revêtu mon costume de flanelle, et comme le col de mon unique chemise blanche était usé jusqu’à la trame, j’ai enfilé un « polo » blanc cassé qui s’harmonisait bien avec ma cravate de l’international Bar Fly, bleue et rouge. J’ai eu beaucoup de mal à nouer celle-ci parce que le col du « polo » était trop mou, mais je voulais avoir l’air soigné. J’ai égayé ma veste de flanelle d’une pochette bleu nuit que j’avais achetée à cause de sa couleur profonde. Comme chaussures, j’hésitais entre des mocassins en lambeaux, des espadrilles ou des « Weston » presque neuves mais à épaisses semelles de crêpe. J’ai opté pour celles-ci, les jugeant plus dignes. Yvonne m’a supplié de mettre mon monocle : ça intriguerait son oncle et il me trouverait « rigolo ». Mais justement, je n’y tenais pas du tout et je souhaitais que cet homme me vît sous mon véritable jour : un garçon modeste et sérieux.
Elle a choisi une robe de soie blanche et le turban rose fuchsia qu’elle portait le jour de la Coupe Houligant. Elle s’est maquillée plus longuement que d’habitude. Son rouge à lèvres était de la même couleur que le turban. Elle a enfilé ses gants qui lui montaient jusqu’à mi-bras et j’ai trouvé cela curieux, pour aller dîner chez son oncle. Nous sommes sortis, avec le chien.
Dans le hall de l’hôtel, quelques personnes ont retenu leur respiration sur notre passage. Le chien nous précédait en dessinant ses figures de quadrille. Cela lui arrivait quand nous le sortions à des heures auxquelles il n’était pas habitué.
Nous avons pris le funiculaire.
Nous suivions la rue du Parmelan qui prolonge la rue Royale. À mesure que nous avancions, je découvrais une autre ville. Nous laissions derrière nous tout ce qui fait le charme factice d’une station thermale, tout ce pauvre décor d’opérette où finit par s’endormir de tristesse un très vieux pacha égyptien en exil. Les magasins d’alimentation et de motocyclettes remplaçaient les boutiques de luxe. Oui, le nombre de magasins de motocyclettes était incroyable. Quelquefois il y en avait deux l’un à côté de l’autre, avec, exposées sur le trottoir, plusieurs Vespas d’occasion. Nous avons dépassé la gare routière. Un car attendait, le moteur en marche. Sur son flanc, il portait le nom de sa compagnie et ses étapes : Sevrier-Pringy-Albertville. Nous sommes arrivés au coin de la rue du Parmelan et de l’avenue du Maréchal-Leclerc. Cette avenue s’appelait « Maréchal-Leclerc » sur une petite distance car il s’agissait de la nationale 201 qui conduisait à Chambéry. Elle était bordée de platanes.
Le chien avait peur et marchait le plus loin possible de la route. Le décor de l’Hermitage convenait mieux à sa silhouette lasse et sa présence dans les faubourgs éveillait la curiosité. Yvonne, elle, ne disait rien mais le quartier lui était familier. Pendant des années et des années elle avait certainement suivi le même chemin, au retour de l’école ou d’une surprise-partie en ville (le terme « surprise-partie » ne convient pas. Elle allait au « bal » ou au « dancing »). Et moi, j’avais déjà oublié le hall de l’Hermitage, j’ignorais où nous allions mais j’acceptais d’avance de vivre avec elle, Nationale 201. Les vitres de notre chambre trembleraient au passage des camions poids lourds, comme dans ce petit appartement du boulevard Soult où j’avais habité quelques mois en compagnie de mon père. Je me sentais léger. Seules mes chaussures neuves me gênaient un peu aux talons.
La nuit était tombée et, de chaque côté, des habitations de deux ou trois étages montaient la garde, petits immeubles aux teintes blanches et au charme colonial. De tels immeubles existaient dans le quartier européen de Tunis ou même à Saïgon. De place en place, une maison en forme de chalet au milieu d’un jardin minuscule, me rappelait que nous nous trouvions en Haute-Savoie.
Nous sommes passés devant une église en briques et j’ai demandé à Yvonne comment elle s’appelait : Saint-Christophe. J’aurais aimé qu’elle y eût fait sa première communion, mais je ne lui ai pas posé la question, par crainte d’être déçu. Un peu plus loin, le cinéma se nommait le Splendid. Avec son fronton beige sale et ses portes rouges à hublots, il ressemblait à tous les cinémas que l’on remarque dans la banlieue, quand on traverse les avenues du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny, Jean-Jaurès ou du Maréchal-Leclerc, juste avant d’entrer dans Paris. Là aussi, elle avait dû venir, à seize ans. Le Splendid affichait ce soir-là un film de notre enfance : Le Prisonnier de Zenda et j’ai imaginé que nous prenions à la caisse deux mezzanines. Je la connaissais depuis toujours, cette salle, je voyais ses fauteuils aux dossiers de bois et le panneau des publicités locales devant l’écran : Jean Chermoz, fleuriste, 22 rue Sommeiller. LAV NET, 17 rue du Président-Favre. Decouz. Radios. T.V., Hi-Fi. 23 avenue d’Allery… Les cafés se succédaient. Derrière les vitres du dernier, quatre jeunes garçons aux coiffures à crans, jouaient au baby-foot. Des tables vertes étaient disposées en plein air. Les consommateurs qui s’y tenaient ont considéré le chien avec intérêt. Yvonne avait ôté ses gants longs. En somme, elle retrouvait son décor naturel et la robe de soie blanche qu’elle portait, on pouvait croire qu’elle l’avait mise pour aller à une fête des environs ou à un bal de 14 Juillet.