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Nous avons longé sur près de cent mètres une palissade de bois sombre. Des affiches de toutes sortes y étaient collées. Affiches du cinéma le Splendid. Affiches annonçant la fête paroissiale et la venue du cirque Pinder. Tête à moitié déchirée de Luis Mariano. Vieilles inscriptions à peine lisibles : Libérez Henri Martin… Ridgway go home… Algérie française… Cœurs percés d’une flèche avec des initiales. On avait planté, à cet endroit-là, des lampadaires modernes en béton, légèrement recourbés. Ils projetaient sur la palissade l’ombre des platanes et de leurs feuillages qui bruissaient. Une nuit très chaude. J’ai retiré ma veste. Nous étions devant l’entrée d’un garage imposant. À droite, sur une petite porte latérale une plaque où était gravé en lettres gothiques : Jacquet. Et un panneau où j’ai lu : « Pièces détachées pour véhicules américains. »

Il nous attendait dans la pièce du rez-de-chaussée qui devait servir à la fois de salon et de salle à manger. Les deux fenêtres et la porte vitrée donnaient sur le garage, un immense hangar.

Yvonne m’a présenté en indiquant mon titre nobiliaire. J’étais gêné, mais lui semblait trouver cela parfaitement naturel. Il s’est tourné vers elle et lui a demandé d’un ton bourru :

— Est-ce que le comte aime les escalopes panées ? – Il avait un accent parisien très prononcé.

— Parce que je vous ai préparé des escalopes.

Il gardait, pour parler, sa cigarette au coin des lèvres ou plutôt son mégot et plissait les yeux. Sa voix était très grave, enrouée, voix d’alcoolique ou de gros fumeur.

— Asseyez-vous…

Il nous désigna un canapé bleuâtre contre le mur. Puis il marcha à petits pas chaloupés vers la pièce contiguë : la cuisine. On entendit le bruit d’une poêle à frire.

Il revint, portant un plateau qu’il posa sur le bras du canapé. Trois verres et une assiette pleine de ces biscuits qu’on appelle langues de chat. Il nous tendit les verres, à Yvonne et à moi. Un liquide vaguement rosé. Il me sourit :

— Goûtez. Un cocktail du tonnerre de Dieu. De la dynamite. Ça s’appelle… la Dame Rose… Goûtez…

J’y trempai mes lèvres. J’en avalai une goutte. Aussitôt je toussai. Yvonne éclata de rire.

— Tu n’aurais pas dû lui donner ça, tonton Roland…

J’étais ému et surpris de l’entendre dire tonton Roland.

— De la dynamite, hein ? me lança-t-il, les yeux pétillants, presque exorbités. Il faut s’y habituer.

Il s’assit sur le fauteuil qui était recouvert du même tissu bleuâtre et fatigué que le canapé. Il caressait le chien qui somnolait devant lui, et buvait une gorgée de son cocktail.

— Ça va ? demanda-t-il à Yvonne.

— Oui.

Il hocha la tête. Il ne savait plus quoi dire. Il ne voulait peut-être pas parler devant quelqu’un qu’il rencontrait pour la première fois. Il attendait que j’engage la conversation mais j’étais encore plus intimidé que lui, et Yvonne ne faisait rien pour dissiper la gêne. Au contraire, elle avait sorti les gants de son sac et les enfilait lentement. Il suivait d’un regard en coin cette opération bizarre et interminable, la bouche un peu boudeuse. Il y a eu de longues minutes de silence.

Je l’observais, à la dérobée. Ses cheveux étaient bruns et drus, son teint rouge mais de grands yeux noirs et des cils très longs donnaient à ce visage lourd quelque chose de charmeur et d’alangui. Il avait dû être beau dans sa jeunesse, d’une beauté un peu trapue. Les lèvres, par contre, étaient minces, spirituelles, bien françaises.

On devinait qu’il avait soigné sa toilette pour nous recevoir. Veste de tweed gris à carrure trop large ; chemise sombre sans cravate. Parfum de lavande. J’essayais de lui trouver un air de famille avec Yvonne. Sans succès. Mais j’ai pensé que j’y parviendrais avant la fin de la soirée. Je me placerais en face d’eux et les épierais simultanément. Je finirais bien par noter un geste ou une expression qui leur serait commun.

— Alors, oncle Roland, tu travailles beaucoup en ce moment ?

Elle lui avait posé cette question d’un ton qui me surprit. Il s’y mêlait une naïveté enfantine et la brusquerie qu’une femme peut avoir pour l’homme avec lequel elle vit.

— Oh oui… ces saloperies d’« américaines »… toutes ces Studebaker de merde…

— C’est pas drôle, hein, tonton Roland ?

Cette fois-ci, on eût dit qu’elle parlait à un enfant.

— Non. Surtout que dans les moteurs de ces saloperies de Studebaker…

Il a laissé sa phrase en suspens comme s’il se rendait compte brusquement que ces détails techniques ne pouvaient pas nous intéresser.

— Eh oui… Et toi, ça va ? a-t-il demandé à Yvonne. Ça va ?

— Oui, tonton.

Elle pensait à autre chose. À quoi ?

— Parfait. Si ça va, ça va… Et si nous passions à table ?

Il s’était levé et posait sa main sur mon épaule.

— Hé, Yvonne, tu m’entends ?

La table était dressée contre la porte vitrée et les fenêtres qui donnaient sur le garage. Une nappe à carreaux bleu marine et blanc. Verres Duralex. Il m’a désigné une place : celle que j’avais prévue. Je me trouvais en face d’eux. Sur l’assiette d’Yvonne et sur la sienne des ronds de serviette en bois qui portaient leurs prénoms « Roland » et « Yvonne » gravés en lettres rondes.

Il se dirigea, de sa démarche légèrement chaloupée vers la cuisine et Yvonne en profita pour me gratter de l’ongle la paume de la main. Il nous apporta un plat de « salade niçoise ». Yvonne nous servit.

— Vous aimez, j’espère ?

Puis à l’intention d’Yvonne et en articulant les syllabes :

— Le com-te ai-me vrai-ment ?

Je ne discernais aucune méchanceté là-dedans, mais une ironie et une gentillesse bien parisiennes. D’ailleurs, je ne comprenais pas pourquoi ce « Savoyard » (je me rappelais la phrase de l’article concernant Yvonne : « Sa famille est originaire de la région ») avait l’accent épuisé de Belleville.

Non, décidément, ils ne se ressemblaient pas. L’oncle n’avait pas la finesse de traits, les mains longues et le cou gracile d’Yvonne. À côté d’elle il semblait plus massif et taurin que lorsqu’il était assis sur le fauteuil. J’aurais bien voulu savoir d’où elle tenait ses yeux verts et ses cheveux auburn, mais l’infini respect que je porte aux familles françaises et à leurs secrets m’empêchait de poser des questions. Où étaient le père et la mère d’Yvonne ? Existaient-ils encore ? Que faisaient-ils ? En continuant à les observer – avec discrétion – je retrouvais pourtant, chez Yvonne et son oncle, les mêmes gestes. Par exemple, la même façon de tenir fourchette et couteau, l’index un peu trop avancé, la même lenteur pour porter la fourchette à la bouche, et par instants, le même plissement des yeux, qui leur donnait, à l’un et à l’autre, de petites rides.