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— Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

— Il ne fait rien, tonton.

Elle ne m’avait pas laissé le temps de répondre.

— Ce n’est pas vrai monsieur, ai-je bredouillé. Non. Je travaille dans… les livres.

— … Les livres ? Les livres ?

Il me regardait, l’œil incroyablement vide.

— Je… Je…

Yvonne me dévisageait avec un petit sourire insolent.

— Je… j’écris un livre. Voilà.

J’étais tout étonné du ton péremptoire avec lequel j’avais proféré ce mensonge.

— Vous écrivez un livre ?… Un livre ?… – Il fronçait les sourcils et se penchait un peu plus vers moi : — Un livre… policier ?

Il avait l’air soulagé. Il souriait.

— Oui, un livre policier, ai-je murmuré, policier.

Une pendule a sonné dans la pièce voisine. Carillon éraillé, interminable. Yvonne écoutait, la bouche entrouverte. L’oncle m’épiait, il avait honte de cette musique intempestive et déglinguée, que je ne parvenais pas à identifier. Et puis il a suffi qu’il dise : « Encore le putain de Westminster », pour que je reconnaisse dans cette cacophonie le carillon londonien, mais plus mélancolique et plus inquiétant que le vrai.

— Ce putain de Westminster est devenu complètement fou. Il sonne les douze coups à chaque heure… je vais tomber malade avec ce salaud de Westminster… Si je le tenais…

Il en parlait comme d’un ennemi personnel et invisible.

— Tu m’entends, Yvonne ?

— Mais puisque je t’ai dit qu’il appartenait à maman… Tu n’as qu’à me le rendre et qu’on n’en parle plus…

Il était très rouge, tout à coup, et je craignis un accès de colère.

— Il restera ici, tu m’entends… Ici…

— Mais oui, tonton, mais oui… Elle haussa les épaules. Garde-la, ta pendule… Ton Westminster à la noix…

Elle se tourna vers moi et me fit un clin d’œil. À son tour, il voulut me prendre à témoin.

— Vous comprenez. Ça me ferait un vide, si je n’entendais plus cette saloperie de Westminster…

— Moi ça me rappelle mon enfance, a dit Yvonne, ça m’empêchait de dormir…

Et je l’ai vue dans son lit serrant un ours en peluche et gardant les yeux grands ouverts.

Nous avons encore entendu cinq notes à des intervalles irréguliers, comme les hoquets d’un ivrogne. Puis le Westminster s’est tu, on eût dit pour toujours.

J’ai respiré un grand coup et me suis tourné vers l’oncle :

— Elle habitait là quand elle était petite ?

J’ai prononcé cette phrase d’une manière si précipitée qu’il n’a pas compris.

— Il te demande si j’habitais là quand j’étais petite. Tu es sourd, tonton ?

— Mais oui, là. Là-haut.

Il désignait le plafond de l’index.

— Je te montrerai ma chambre tout à l’heure. Si elle existe encore, hein tonton ?

— Mais oui, je n’ai rien changé.

Il se leva, prit nos assiettes et nos couverts et passa à la cuisine. Il revint avec des assiettes propres et d’autres couverts.

— Vous préférez que ça soit bien cuit ? me demanda-t-il.

— Comme vous voulez.

— Mais non. Comme vous voulez, vous, monsieur le comte.

Je rougis.

— Alors, vous vous décidez ? cuit ou pas cuit ?

Je ne parvenais plus à prononcer la moindre syllabe. Je fis un geste vague de la main, pour gagner du temps. Il était planté devant moi, les bras croisés. Il me considérait avec une sorte de stupéfaction.

— Dis donc, il est toujours comme ça ?

— Oui, tonton, toujours. Il est toujours comme ça.

Il nous a servi lui-même des escalopes et des petits pois, en précisant qu’il s’agissait de « petits pois frais, et non pas de conserve ». Il nous versait à boire aussi, du mercurey, un vin qu’il n’achetait que pour des invités « de marque ».

— Alors, tu trouves que c’est un invité de « marque » ? lui a demandé Yvonne en me désignant.

— Mais oui. C’est la première fois de ma vie que je dîne avec un comte. Vous êtes le comte comment déjà ?

— Chmara, a répliqué sèchement Yvonne, comme si elle lui en voulait d’avoir oublié.

— C’est quoi, ça, Chmara ? Portugais ?

— Russe, ai-je bégayé.

Il voulait en savoir plus long.

— Parce que vous êtes russe ?

Un accablement infini m’a saisi. Il fallait de nouveau raconter la Révolution, Berlin, Paris, Schiaparelli, l’Amérique, l’héritière des magasins Woolworth, la grand-mère de la rue Lord-Byron… Non. J’ai eu un haut-le-cœur.

— Vous vous sentez mal ?

Il posa sa main sur mon bras ; il était paternel.

— Oh non… Je ne me suis jamais senti aussi bien depuis longtemps…

Il parut étonné de cette déclaration, d’autant plus que pour la première fois de la soirée j’avais parlé distinctement.

— Allez, prenez une goutte de mercurey…

— Tu sais, tonton, tu sais… (elle marquait un temps et je me raidissais en sachant que la foudre allait tomber sur moi) tu sais qu’il porte un monocle ?

— Ah bon… non ?

— Mets ton monocle pour lui montrer…

Elle avait pris une voix espiègle. Elle a répété comme une comptine : « mets ton monocle… mets ton monocle… »

J’ai fouillé d’une main tremblante dans la poche de ma veste, et avec une lenteur de somnambule, j’ai élevé le monocle jusqu’à mon œil gauche. Et j’ai essayé de le mettre, mais les muscles n’obéissaient plus. À trois reprises, le monocle est tombé. J’éprouvais une ankylose à hauteur de la pommette. La dernière fois, il est tombé sur les petits pois.

— Et puis merde, ai-je grondé.

Je commençais à perdre mon sang-froid et craignais de proférer l’une de ces horribles choses auxquelles personne ne s’attend de la part d’un garçon comme moi. Mais je n’y peux rien, ça me prend par accès.

— Vous voulez essayer ? ai-je demandé à l’oncle en lui tendant le monocle.

Il y est arrivé du premier coup, je l’ai félicité chaleureusement. Ça lui allait bien. Il ressemblait à Conrad Veidt dans Nocturno der Liebe. Yvonne a éclaté de rire. Et moi aussi. Et l’oncle. Nous ne pouvions plus nous arrêter.

— Il faudra revenir, a-t-il déclaré. On s’amuse bien tous les trois. Vous, vous êtes un vrai marrant.

— Ça, c’est vrai, a approuvé Yvonne.

— Vous aussi, vous êtes « marrant », ai-je dit.

J’aurais voulu ajouter : rassurant, parce que sa présence, sa manière de parler, ses gestes me protégeaient. Dans cette salle à manger, entre Yvonne et lui, je n’avais rien à craindre. Rien. J’étais invulnérable.

— Vous travaillez beaucoup ? ai-je risqué.

Il a allumé une cigarette.

— Oh oui. Il faut tenir ça tout seul…

Il a eu un geste en direction du hangar, derrière les fenêtres.

— Depuis longtemps ?

Il me tendait son paquet de Royales.

— On avait commencé avec le père d’Yvonne…

Il était apparemment étonné et touché de mon attention et de ma curiosité. On ne devait pas souvent lui poser de questions sur lui et son travail. Yvonne avait détourné la tête et tendait un morceau de viande au chien.

— On avait racheté ça à la compagnie d’aviation Farman… On est devenu concessionnaires Hotchkiss pour tout le département… On travaillait avec la Suisse pour les voitures de luxe…

Il débitait ces phrases très vite et presque à mi-voix, comme s’il craignait qu’on l’interrompît, mais Yvonne ne lui prêtait pas la moindre attention. Elle parlait au chien et le caressait.