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— Ça marchait bien, avec son père…

Il tirait sur sa cigarette qu’il serrait entre pouce et index.

— Ça vous intéresse ? C’est du passé, tout ça…

— Qu’est-ce que tu lui racontes, tonton ?

— Les débuts du garage avec ton père…

— Mais tu l’ennuies…

Il y avait une pointe de méchanceté dans sa voix.

— Pas du tout, ai-je dit. Pas du tout. Qu’est-ce qu’il est devenu, ton père ?

Cette question m’avait échappé et je ne pouvais plus faire machine arrière. Une gêne. J’ai remarqué qu’Yvonne fronçait les sourcils.

— Albert…

En prononçant ce prénom, l’oncle avait un regard absent. Puis il s’est ébroué.

— Albert a eu des ennuis…

J’ai compris que je n’en saurais pas plus de sa bouche et j’ai été surpris qu’il m’ait confié déjà tant de choses.

— Et toi ? – Il appuyait sa main contre l’épaule d’Yvonne. – Ça marche comme tu veux ?

— Oui.

La conversation allait s’embourber. Alors, j’ai décidé de monter à l’assaut.

— Vous savez qu’elle va devenir une actrice de cinéma ?

— Vous croyez vraiment ?

— Mais j’en suis sûr.

Elle me soufflait avec gentillesse la fumée de sa cigarette au visage.

— Moi, quand elle m’a dit qu’elle allait tourner un film, je ne l’ai pas crue. Et pourtant, c’était vrai… Tu l’as fini, ton film ?

— Oui, tonton.

— Quand est-ce qu’on pourra le voir ?

— Il va sortir dans trois ou quatre mois, ai-je déclaré.

— Ça va passer ici ?

Il était sceptique.

— Certainement. Au cinéma du Casino (je parlais d’un ton de plus en plus assuré). Vous verrez.

— Alors là, il faudra qu’on fête ça… Dites-moi… Vous croyez que c’est vraiment un métier ?

— Mais bien sûr. D’ailleurs, elle va continuer. Elle va tourner un autre film.

J’étais étonné moi-même de la véhémence de mon affirmation.

— Et elle va devenir une vedette de cinéma, monsieur.

— Vraiment ?

— Mais bien sûr, monsieur. Demandez-lui.

— C’est vrai, Yvonne ?

Sa voix était un peu goguenarde.

— Mais oui, tout ce que dit Victor, c’est la vérité, tonton.

— Vous voyez bien, monsieur, que j’ai raison.

Cette fois-ci, je prenais un ton doucereux, parlementaire, et j’en avais honte, mais ce sujet me tenait trop à cœur et pour en parler, je cherchais, par tous les moyens, à vaincre mes difficultés d’élocution.

— Yvonne a énormément de talent, croyez-le bien.

Elle caressait le chien. Il m’observait, son mégot de Royale au coin des lèvres. De nouveau, cette ombre d’inquiétude, ce regard absorbé.

— Vous, vous pensez vraiment que c’est un métier ?

— Le plus beau métier du monde, monsieur.

— Eh bien, j’espère que tu y arriveras, a-t-il dit gravement à Yvonne. Après tout, tu n’es pas plus bête qu’une autre…

— Victor me donnera de bons conseils, hein Victor ?

Elle m’adressait un regard tendre et ironique.

— Vous avez vu qu’elle a gagné la Coupe Houligant ? ai-je demandé à l’oncle. Hein ?

— Ça m’a fait un coup, quand j’ai lu le journal.

— Il a hésité un instant : — Dites-moi, c’est important cette Coupe Houligant ?

Yvonne a ricané.

— Ça peut servir de tremplin, ai-je déclaré en essuyant mon monocle.

Il nous a proposé de boire le café. J’ai pris place sur le vieux canapé bleuâtre tandis qu’Yvonne et lui débarrassaient la table. Yvonne chantonnait en transportant les assiettes et les couverts dans la cuisine. Il faisait couler de l’eau. Le chien s’était endormi à mes pieds. Je revois cette salle à manger avec précision. Les murs tendus d’un papier peint à trois motifs : roses rouges, lierre et oiseaux (je suis incapable de dire s’il s’agissait de merles ou de moineaux). Papier peint un peu défraîchi à fond beige ou blanc. La suspension circulaire était en bois et munie d’une dizaine d’ampoules à abat-jour en parchemin. Lumière ambrée, chaude. Au mur, un petit tableau sans cadre représentait un sous-bois et j’admirais la manière dont le peintre avait découpé les arbres sur un ciel clair de crépuscule et la tache de soleil qui s’attardait au pied d’un arbre. Ce tableau contribuait à rendre l’atmosphère de la pièce plus paisible. L’oncle, par un phénomène de contagion qui fait que, lorsqu’on entend un air connu, on le reprend à son tour, chantonnait en même temps qu’Yvonne. Je me sentais bien. J’aurais voulu que la soirée se prolongeât indéfiniment pour que je puisse observer pendant des heures leurs allées et venues, les gestes gracieux d’Yvonne et sa démarche indolente, celle chaloupée de l’oncle. Et les entendre murmurer le refrain de la chanson, que je n’ose plus reprendre moi-même, parce qu’il me rappellerait l’instant si précieux que j’ai vécu.

Il vint s’asseoir sur le canapé, à côté de moi. Cherchant à poursuivre la conversation, je lui désignai le tableau.

— Très joli…

— C’est le père d’Yvonne qui l’a fait… oui…

Ce tableau devait se trouver à la même place depuis de nombreuses années, mais il s’émerveillait encore à la pensée que son frère en était l’auteur.

— Albert avait un joli coup de pinceau… Vous pouvez voir la signature en bas, à droite : Albert Jacquet. C’était un drôle de type, mon frère…

J’allais formuler une question indiscrète, mais Yvonne sortait de la cuisine en portant le plateau du café. Elle souriait. Le chien s’étirait. L’oncle avait son mégot au coin des lèvres et toussait. Yvonne se glissait entre moi et le bras du canapé et posait sa tête contre mon épaule. L’oncle versait le café en s’éclaircissant la gorge et on aurait dit qu’il rugissait. Il tendait un sucre au chien qui le prenait délicatement entre ses dents et je savais d’avance qu’il ne croquerait pas ce morceau de sucre mais qu’il le sucerait, les yeux perdus dans le vague. Il ne mâchait jamais sa nourriture.

Je n’avais pas remarqué une table derrière le canapé, qui supportait un poste de radio de taille moyenne et de couleur blanche, un modèle à mi-chemin du poste classique et du transistor. L’oncle a tourné le bouton et aussitôt une musique a joué en sourdine. Nous buvions chacun notre café, à petites gorgées. L’oncle appuyait de temps en temps sa nuque contre le dossier du canapé et faisait des ronds de fumée. Il les réussissait bien. Yvonne écoutait la musique et battait la mesure d’un index paresseux. Nous restions là, sans rien nous dire, comme des gens qui se connaissent depuis toujours, trois personnes d’une même famille.

— Tu devrais lui faire visiter la maison, a murmuré l’oncle.

Il avait fermé les yeux. Nous nous sommes levés, Yvonne et moi. Le chien nous a lancé un regard sournois, s’est levé à son tour et nous a suivis. Nous nous trouvions dans l’entrée, au pied de l’escalier, quand le Westminster a sonné de nouveau mais de manière plus incohérente et brutale que la première fois, si bien que j’avais à l’esprit l’image d’un pianiste fou tapant des poings et du front sur son clavier. Le chien, terrorisé, a gravi l’escalier et il nous a attendus au sommet de celui-ci. Une ampoule pendait du plafond et jetait une lumière jaune et froide. Le visage d’Yvonne paraissait encore plus pâle à cause de son turban rose et du rouge à lèvres. Et moi, sous cette lumière, je me sentais inondé d’une poussière de plomb. À droite une armoire à glace. Yvonne a ouvert la porte, devant nous. Une chambre dont la fenêtre donnait sur la nationale puisque j’ai entendu le bruit étouffé de plusieurs camions qui passaient.

Elle a allumé la lampe de chevet. Le lit était très étroit. D’ailleurs il ne restait plus que le sommier. Autour de celui-ci courait une étagère et le tout formait un cosy-corner. Dans le coin gauche, un lavabo minuscule surmonté d’une glace. Contre le mur une armoire en bois blanc. Elle s’est assise sur le rebord du sommier et m’a dit :