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— Ça, c’était ma chambre.

Le chien avait pris place au milieu d’un tapis si usé qu’on ne distinguait plus ses motifs. Il s’est levé au bout d’un instant et a quitté la chambre. J’ai scruté les murs, inspecté les étagères en espérant découvrir un vestige de l’enfance d’Yvonne. Il faisait beaucoup plus chaud que dans les autres pièces et elle a ôté sa robe. Elle s’est allongée en travers du sommier. Elle portait des jarretelles, des bas, un soutien-gorge, tout ce dont les femmes s’encombraient encore. J’ai ouvert l’armoire de bois blanc. Peut-être y avait-il quelque chose là-dedans.

— Qu’est-ce que tu cherches ? m’a-t-elle demandé en s’appuyant sur ses coudes.

Elle plissait les yeux. J’ai repéré un petit cartable au fond du placard. Je l’ai pris et me suis assis par terre, le dos appuyé contre le sommier. Elle a posé son menton au creux de mon épaule et m’a soufflé dans le cou. J’ai ouvert le cartable, glissé une main à l’intérieur et ramené un vieux crayon à moitié taillé qui se terminait par une gomme grisâtre. L’intérieur du cartable dégageait une odeur écœurante de cuir et aussi de cire – me semblait-il. Un premier soir de grandes vacances, Yvonne l’avait fermé définitivement.

Elle a éteint la lumière. Par quels hasards et quels détours étais-je à côté d’elle, sur ce sommier, dans cette petite chambre désaffectée ?

Combien de temps sommes-nous restés là ? Impossible de se fier au carillon de plus en plus fou du Westminster qui a sonné trois fois minuit à quelques minutes d’intervalle. Je me suis levé et, dans la demi-pénombre, j’ai vu qu’Yvonne se retournait du côté du mur. Peut-être avait-elle envie de dormir. Le chien se trouvait sur le palier, en position de sphinx, face à la glace de l’armoire. Il s’y contemplait avec un ennui hautain. Quand je suis passé, il n’a pas bronché. Il avait le cou très droit, la tête légèrement relevée, les oreilles dressées. Parvenu au milieu de l’escalier, je l’ai entendu bâiller. Et toujours cette lumière froide et jaune qui tombait de l’ampoule et m’engourdissait. Par la porte entrouverte de la salle à manger, une musique s’échappait, limpide et glacée, de celles qu’on entend souvent à la radio, la nuit, et qui vous font penser à un aéroport désert. L’oncle écoutait, assis dans le fauteuil. Quand je suis entré, il a tourné la tête vers moi :

— Ça va ?

— Et vous ?

— Moi ça va, a-t-il répondu. Et vous ?

— Ça va.

— On peut continuer si vous voulez… Ça va ?

Il me regardait, le sourire figé, l’œil lourd, comme s’il était devant un photographe qui allait le prendre en cliché.

Il m’a tendu le paquet de Royales. J’ai gratté quatre allumettes, sans succès. Enfin, j’ai obtenu une flamme que j’ai approchée précautionneusement du bout de la cigarette. Et j’ai aspiré. J’avais l’impression de fumer pour la première fois. Il m’épiait, les sourcils froncés.

— Vous n’êtes pas un manuel, vous, a-t-il constaté avec un grand sérieux.

— Je le regrette.

— Mais pourquoi, mon vieux ? Vous croyez que c’est drôle de tripatouiller les moteurs ?

Il se regardait les mains.

— Quelquefois, ça doit donner des satisfactions, ai-je dit.

— Ah oui ? Vous pensez ?

— C’est quand même une belle invention, l’automobile…

Mais il ne m’écoutait plus. La musique s’est éteinte et le speaker – il avait des intonations anglaises et suisses à la fois et je me demandais quelle était sa nationalité – a prononcé cette phrase qu’il m’arrive encore, après tant d’années, de répéter à voix haute quand je me promène seul : « Mesdames et messieurs, les émissions de Genève-Musique sont terminées. À demain. Bonne nuit. » L’oncle n’a pas eu un geste pour tourner le bouton du poste et comme je n’osais intervenir, j’entendais un grésillement continu, un bruit de parasites qui finissait par ressembler au bruit du vent dans les feuillages. Et la salle à manger était envahie par quelque chose de frais et de vert.

— C’est une gentille fille, Yvonne…

Il a fait un rond de fumée assez réussi.

— C’est beaucoup plus qu’une gentille fille, ai-je répondu.

Il m’a fixé droit dans les yeux, avec intérêt, comme si je venais de dire quelque chose de capital.

— Et si nous marchions un peu ? m’a-t-il proposé. J’ai des fourmis dans les jambes.

Il s’est levé et a ouvert la porte-fenêtre.

— Vous n’avez pas peur ?

Il me désignait de la main le hangar dont les contours étaient noyés dans l’obscurité. On distinguait, à intervalles réguliers, la petite lueur d’une ampoule.

— Comme ça, vous visiterez le garage…

À peine avais-je mis le pied au bord de cet immense espace noir que j’ai respiré une odeur d’essence, odeur qui m’a toujours ému – sans que je parvienne à savoir pour quelles raisons exactes – odeur aussi douce à respirer que celle de l’éther et du papier argent qui a enveloppé une tablette de chocolat. Il m’avait pris le bras et nous marchions vers des zones de plus en plus sombres.

— Oui… Yvonne est une drôle de fille…

Il voulait amorcer la conversation. Il rôdait autour d’un sujet qui lui tenait à cœur et qu’il n’avait certainement pas abordé avec beaucoup de gens. Après tout, il l’abordait peut-être pour la première fois.

— Drôle, mais très attachante, ai-je dit.

Et dans mon effort pour prononcer une phrase intelligible, j’avais un timbre haut perché, une voix de fausset d’une préciosité inouïe.

— Voyez-vous… – Il hésitait une dernière fois avant de s’épancher, il me serrait le bras. – Elle ressemble beaucoup à son père… Mon frère était une tête brûlée…

Nous avancions droit devant nous. Je m’habituais peu à peu à l’obscurité que perçait, tous les vingt mètres environ, une ampoule.

— Elle m’a causé beaucoup de soucis, Yvonne…

Il alluma une cigarette. Je ne le voyais plus brusquement, et, comme il m’avait lâché le bras, je me guidais au bout incandescent de sa cigarette. Il accéléra le pas et je craignis de le perdre.

— Je vous dis tout cela parce que vous avez l’air bien élevé…

Je toussotai. Je ne savais quoi lui répondre.

— Vous êtes de bonne famille, vous…

— Oh, non…, ai-je dit.

Il marchait devant moi et je quêtais du regard le bout rouge de sa cigarette. Pas la moindre ampoule aux alentours. Je tendais les bras en avant, pour ne pas buter contre un mur.

— Ce sera bien la première fois qu’Yvonne rencontre un jeune homme de bonne famille…

Rire bref. D’une voix très sourde :

— Hein, mon petit père ?

Il me serra le bras très fort, à hauteur du biceps. Il était en face de moi. Je retrouvais le bout phosphorescent de sa cigarette. Nous ne bougions pas.

— Elle a déjà fait tellement de bêtises… – Il soupira. – Et maintenant, avec cette histoire de cinéma…

Je ne le voyais pas, mais j’avais rarement senti chez un être tant de lassitude et de résignation.

— Ça ne sert à rien de la raisonner… Elle est comme son père… Comme Albert…

Il me tira par le bras et nous reprîmes notre marche. Il me serrait le biceps de plus en plus fort.

— Je vous parle de tout cela parce que je vous trouve sympathique… et bien élevé…

Le bruit de nos pas résonnait à travers toute cette étendue. Je ne comprenais pas comment il parvenait à se diriger dans le noir. S’il me semait, je n’avais aucune chance de retrouver mon chemin.

— Et si nous rentrions ? ai-je dit.

— Voyez-vous, Yvonne a toujours voulu vivre au-dessus de ses moyens… Et c’est dangereux…, très dangereux…