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Il m’avait lâché le biceps et pour ne pas le perdre, je serrais entre mes doigts le pan de sa veste. Il ne s’en formalisait pas.

— À seize ans, elle s’arrangeait pour acheter des kilos de produits de beauté…

Il accélérait sa marche mais je le tenais toujours par le pan de sa veste.

— Elle ne voulait pas fréquenter les gens du quartier… Elle préférait les estivants du Sporting… Comme son père…

Trois ampoules l’une à côté de l’autre, au-dessus de nos têtes, m’ont ébloui. Il bifurquait vers la gauche et caressait le mur du bout des doigts. Le bruit sec d’un commutateur. Une lumière très vive autour de nous : le hangar était éclairé entièrement par des projecteurs fixés au toit. Il paraissait encore plus vaste.

— Excusez-moi, mon petit père, mais on ne pouvait pas allumer les « projos » ailleurs qu’ici…

Nous nous trouvions au fond du hangar. Quelques voitures américaines rangées l’une à côté de l’autre, un vieux car Chausson aux pneus crevés. Je remarquai, à notre gauche, un atelier vitré qui ressemblait à une serre et à côté duquel avaient été disposés en carré des baquets de plantes vertes. Dans cet espace, on avait semé du gravier et le lierre grimpait au mur. Il y avait même une tonnelle, une table et des chaises de jardin.

— Qu’est-ce que vous pensez de ma guinguette, hein, mon petit père ?

Nous avons rapproché les chaises de la table de jardin et nous nous sommes assis l’un en face de l’autre. Il appuyait ses deux coudes sur la table et tenait son menton dans les paumes de ses mains. Il paraissait épuisé.

— C’est là que je fais des pauses quand j’en ai marre de tripatouiller les moteurs… C’est ma charmille…

Il me désignait les voitures américaines puis le car Chausson, derrière.

— Vous voyez cette ferraille ambulante ?

Il avait un geste excédé, comme s’il chassait une mouche.

— C’est terrible de ne plus aimer son métier…

Je grimaçai un sourire incrédule.

— Allons…

— Et vous, vous aimez encore votre métier ?

— Oui, ai-je dit, sans savoir très bien de quel métier il s’agissait.

— À votre âge, on est tout feu tout flamme…

Il m’enveloppait d’un regard tendre qui me bouleversait.

— Tout feu tout flamme, répétait-il, mezza voce.

Nous restions là, autour de la table de jardin, si petits dans ce gigantesque hangar. Les baquets de plantes vertes, le lierre et le gravier composaient une oasis imprévue. Ils nous protégeaient de la désolation environnante : le groupe d’automobiles en attente (l’une d’entre elles avait une aile en moins) et le car qui pourrissait au fond. La lumière que répandaient les projecteurs était froide mais non pas jaune comme dans l’escalier et le corridor que nous avions traversé avec Yvonne. Non. Elle avait quelque chose de gris-bleu, cette lumière. Gris-bleu glacé.

— Vous voulez une menthe à l’eau ? C’est tout ce que j’ai ici…

Il se dirigeait vers l’atelier vitré et revenait avec deux verres, la bouteille de menthe et une carafe d’eau. Nous trinquions.

— Il y a des jours mon vieux, où je me demande ce que je fous dans ce garage…

Décidément, il avait besoin de se confier, ce soir-là.

— C’est trop grand pour moi.

Il balayait du bras toute l’étendue du hangar.

— D’abord, Albert nous a quittés… Et puis ma femme… Et puis maintenant c’est Yvonne…

— Mais elle vient vous voir souvent, ai-je avancé.

— Non. Mademoiselle veut tourner des films de cinéma… Elle se prend pour Martine Carol…

— Mais elle deviendra une nouvelle Martine Carol, ai-je répliqué d’une voix ferme.

— Allons… Ne dites pas de bêtises… Elle est trop paresseuse…

Il avait avalé de travers une gorgée de menthe à l’eau et s’étranglait. Il toussait. Il ne pouvait plus s’arrêter et devenait écarlate. Il allait certainement suffoquer. Je lui donnai de grandes claques dans le dos jusqu’à ce que sa toux se fût calmée. Il a levé vers moi des yeux pleins de bienveillance.

— On ne va pas se faire de bile… hein, mon petit père ?

Sa voix était plus sourde que jamais. Complètement usée. Je ne comprenais qu’un mot sur deux mais cela suffisait à rétablir le reste.

— Vous êtes un gentil garçon, vous, mon petit père… Et poli…

Le bruit d’une porte qu’on refermait brusquement, bruit très lointain mais que l’écho répercutait. Cela venait du fond du hangar. La porte de la salle à manger, là-bas, à une centaine de mètres de nous. J’ai reconnu la silhouette d’Yvonne, ses cheveux roux qui lui tombaient jusqu’au creux des reins lorsqu’elle ne les coiffait pas. D’où nous étions, elle paraissait minuscule, une lilliputienne. Le chien lui arrivait à hauteur de poitrine. Je n’oublierai jamais la vision de cette petite fille et de ce molosse qui marchaient vers nous, et reprenaient peu à peu leurs véritables proportions.

— La voilà, a constaté l’oncle. Vous ne lui répétez pas ce que je vous ai dit, hein ? Ça doit rester entre nous.

— Mais bien sûr…

Nous ne la quittions pas des yeux, à mesure qu’elle traversait le hangar. Le chien marchait en éclaireur.

— Elle a l’air toute petite, ai-je remarqué.

— Oui, toute petite, a dit l’oncle. C’est une enfant… difficile…

Elle nous apercevait et agitait le bras. Elle criait : Victor… Victor…, et l’écho de ce prénom qui n’était pas le mien rebondissait d’un bout à l’autre du hangar. Elle nous rejoignait et venait s’asseoir à la table, entre l’oncle et moi. Elle était un peu essoufflée.

— C’est gentil de venir nous tenir compagnie, a dit l’oncle. Tu veux une menthe à l’eau ? Fraîche ? Avec de la glace ?

Il nous versait de nouveau un verre à chacun. Yvonne me souriait et comme d’habitude j’en éprouvais une sorte de vertige.

— De quoi parliez-vous tous les deux ?

— De la vie, a dit l’oncle.

Il a allumé une Royale et je savais qu’il la garderait au coin de la bouche jusqu’à ce qu’elle lui brûlât les lèvres.

— Il est gentil, le comte… Et très bien élevé.

— Oh oui, a dit Yvonne. Victor est un type exquis.

— Répète un peu, a dit l’oncle.

— Victor est un type exquis.

— Vous trouvez vraiment ? ai-je demandé, en me tournant vers l’un et vers l’autre. Je devais avoir une expression bizarre puisque Yvonne m’a pincé la joue et m’a dit, comme si elle voulait me rassurer :

— Mais oui, tu es exquis.

L’oncle, de son côté, renchérissait.

— Exquis, mon vieux, exquis… Vous êtes exquis…

— Eh bien…

Je me suis arrêté là, mais je me souviens encore de ce que j’avais l’intention de dire : « Eh bien, pouvez-vous m’accorder la main de votre nièce ? » C’était le moment idéal, je le pense encore aujourd’hui, pour la demander en mariage. Oui. Je n’ai pas continué ma phrase. Il reprenait d’une voix de plus en plus rocailleuse :

— Exquis, mon vieux, exquis… exquis… exquis…

Le chien passait une tête entre les plantes vertes et nous observait. Une nouvelle vie aurait pu commencer à partir de cette nuit-là. Nous n’aurions jamais dû nous séparer. Je me sentais si bien entre elle et lui, autour de la table de jardin, dans ce grand hangar qu’on a certainement détruit, depuis.

XI

Le temps a enveloppé toutes ces choses d’une buée aux couleurs changeantes : tantôt vert pâle, tantôt bleu légèrement rosé. Une buée ? Non, un voile impossible à déchirer qui étouffe les bruits et au travers duquel je vois Yvonne et Meinthe mais je ne les entends plus. Je crains que leurs silhouettes ne finissent par s’estomper et pour leur conserver encore un peu de réalité…