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Bien que Meinthe fût de quelques années plus âgé qu’Yvonne, ils avaient fait connaissance très tôt. Ce qui les avait rapprochés, c’était l’ennui qu’ils éprouvaient chacun à vivre dans cette petite ville, et leurs projets d’avenir. À la première occasion, ils comptaient bien quitter ce « trou » (l’une des expressions de Meinthe) qui ne s’animait que les mois d’été pendant la « saison ». Meinthe, justement, venait de se lier avec un baron belge milliardaire qui séjournait au Grand Hôtel de Menthon. Le baron était aussitôt tombé amoureux de lui et cela ne m’étonne pas car à vingt ans, Meinthe avait un certain charme physique et le don d’amuser les gens. Le Belge ne voulait plus se passer de lui. Meinthe lui présenta Yvonne comme sa « petite sœur ».

C’est ce baron qui les sortit de leur « trou » et ils m’ont toujours parlé de lui avec une affection presque filiale. Il possédait une grande villa au Cap-Ferrat et louait en permanence une suite à l’hôtel du Palais de Biarritz et une autre au Beau-Rivage de Genève. Autour de lui gravitait une petite cour de parasites des deux sexes, qui le suivait dans tous ses déplacements.

Meinthe m’a souvent imité sa démarche. Le baron mesurait près de deux mètres et avançait à pas rapides, le dos très courbé. Il avait de curieuses habitudes : l’été, il ne voulait pas s’exposer au soleil et restait toute la journée dans sa suite de l’hôtel du Palais ou le salon de sa villa du Cap-Ferrat. Les volets et les rideaux étaient fermés, la lumière allumée, et il obligeait quelques éphèbes à lui tenir compagnie. Ceux-ci finissaient par perdre leur beau bronzage.

Il avait des sautes d’humeur et ne supportait pas la contradiction. Soudain cassant. Et la minute suivante, très tendre. Il disait à Meinthe, dans un soupir : « Au fond, je suis la reine Élisabeth de Belgique… la pauvre, PAUVRE reine Élisabeth, tu sais… Et toi, je crois que tu comprends cette tragédie… » À son contact, Meinthe apprit les noms de tous les membres de la famille royale belge et il était capable de griffonner en quelques secondes leur arbre généalogique au coin d’une nappe de papier. Il l’a fait à plusieurs reprises devant moi parce qu’il savait que cela m’amusait.

De là date aussi son culte pour la reine Astrid.

Le baron était un homme de cinquante ans à l’époque. Il avait beaucoup voyagé et connu des tas de gens intéressants et raffinés. Il rendait souvent visite à son voisin du Cap-Ferrat, l’écrivain anglais Somerset Maugham dont il était l’ami intime. Meinthe se souvenait d’un dîner en compagnie de Maugham. Un inconnu, pour lui.

D’autres personnes moins illustres mais « amusantes » fréquentaient assidûment le baron, attirées par ses caprices fastueux. Une « bande » s’était formée dont les membres vivaient d’éternelles vacances. En ce temps-là, on descendait de la villa du Cap-Ferrat à bord de cinq ou six voitures décapotables. On allait danser à Juan-les-Pins, ou participer aux « Toros de Fuego » de Saint-Jean-de-Luz. Seules les « bandes » de Jacques Fath et de Wladimir Rachewski pouvaient rivaliser avec celle du baron.

Yvonne et Meinthe étaient les plus jeunes. Elle avait à peine seize ans et lui vingt. On les aimait beaucoup. Je leur ai demandé de me montrer des photos, mais ni l’un ni l’autre – prétendaient-ils – n’en avaient conservé. D’ailleurs ils ne parlaient pas volontiers de cette période.

Le baron était mort dans des circonstances mystérieuses. Suicide ? Accident d’automobile ? Meinthe avait loué un appartement à Genève. Yvonne y habitait. Plus tard, elle avait commencé à travailler, en qualité de mannequin, pour une maison de couture milanaise, mais elle ne m’a pas donné beaucoup de précisions là-dessus. Meinthe avait-il fréquenté entre-temps la faculté de médecine ? Il m’a souvent affirmé « qu’il exerçait la médecine à Genève » et chaque fois, j’avais envie de lui demander : quelle médecine ? Yvonne évoluait entre Rome, Milan et la Suisse. Elle était ce qu’on appelait : un mannequin volant. Voilà du moins ce qu’elle m’a dit. Avait-elle rencontré Madeja à Rome ou à Milan, ou du temps de la bande du baron ? Quand je lui demandais de quelle manière ils s’étaient connus, et par quel hasard il l’avait choisie pour jouer dans Liebesbriefe auf der Berg, elle éludait ma question.

Ni elle ni Meinthe ne m’ont jamais raconté leur vie en détail, mais par indications vagues et contradictoires.

Le baron belge qui les sortit de leur province, et les entraîna sur la côte d’Azur et à Biarritz, j’ai fini par l’identifier (ils se refusaient à me dire son nom. Pudeur ? Volonté de brouiller les cartes ?). Un jour, je rechercherai toutes les personnes qui ont fait partie de sa « bande » et peut-être y en aura-t-il une pour se souvenir d’Yvonne… J’irai à Genève, à Milan.

Parviendrai-je à retrouver certains morceaux du puzzle incomplet qu’ils m’ont laissé ?

Quand je les ai rencontrés, c’était le premier été qu’ils passaient dans leur ville natale depuis bien longtemps, et après toutes ces années d’absence entrecoupées de brefs séjours, ils s’y sentaient des étrangers. Yvonne m’a confié qu’elle eût été étonnée si elle avait su, vers seize ans, qu’un jour elle habiterait l’Hermitage avec l’impression de se trouver dans une ville d’eaux inconnue. Au début, j’étais indigné par de tels propos. Moi qui avais rêvé de naître dans une petite ville de province, je ne comprenais pas qu’on pût renier le lieu de son enfance, les rues, les places et les maisons qui composaient votre paysage originel. Votre assise. Et qu’on n’y revînt pas le cœur battant. J’expliquais gravement à Yvonne mon point de vue d’apatride. Elle ne m’écoutait pas. Elle était allongée sur le lit dans sa robe de chambre de soie trouée et fumait des cigarettes Muratti. (À cause de leur nom : Muratti qu’elle trouvait très chic, exotique et mystérieux. Ce nom italo-égyptien me faisait bâiller d’ennui parce qu’il ressemblait au mien.) Je lui parlais de la nationale 201, de l’église Saint-Christophe et du garage de son oncle. Et le cinéma Splendid ? Et la rue Royale, qu’elle devait suivre à seize ans en s’arrêtant devant chaque vitrine ? Et tant d’autres endroits que j’ignorais et qui étaient certainement liés dans son esprit à des souvenirs ? La gare par exemple, ou les jardins du Casino. Elle haussait les épaules. Non. Tout cela ne lui disait plus rien.

Pourtant elle m’a emmené plusieurs fois dans une sorte de grand salon de thé. Nous y allions vers deux heures de l’après-midi, quand les estivants étaient à la plage ou faisaient une sieste. Il fallait suivre les arcades, après la Taverne, traverser une rue, suivre de nouveau les arcades : elles couraient en effet autour de deux gros blocs d’immeubles construits à la même époque que le Casino et qui rappelaient les habitations 1930 de la périphérie du XVIIe arrondissement, boulevard Gouvion-Saint-Cyr, de Dixmude, de l’Yser et de la Somme. L’endroit s’appelait la Réganne et les arcades le protégeaient du soleil. Pas de terrasse comme à la Taverne. On devinait que cet établissement avait eu son heure de gloire mais que la Taverne l’avait supplanté. Nous nous installions à une table du fond. La fille de la caisse, une brune aux cheveux courts qui s’appelait Claude, était une amie d’Yvonne. Elle venait nous rejoindre. Yvonne lui demandait des nouvelles de gens dont je l’avais déjà entendue parler avec Meinthe. Oui, Rosy tenait l’hôtel de La Clusaz à la place de son père et Paulo Hervieu travaillait dans les antiquités. Pimpin Lavorel conduisait toujours comme un fou. Il venait de s’acheter une Jaguar. Claude Brun était en Algérie. La « Yéyette » avait disparu…

— Et toi, ça marche à Genève ? lui demandait Claude.

— Oh oui, tu sais… pas mal… pas mal, répondait Yvonne en pensant à autre chose.