— Tu habites chez toi ?
— Non. À l’Hermitage.
— À l’Hermitage ?
Elle avait un sourire ironique.
— Il faudra que tu viennes pour voir la chambre, proposait Yvonne… c’est marrant…
— Ah oui, j’aimerais voir ça… Un soir…
Elle prenait un verre avec nous. La grande salle du Réganne était déserte. Le soleil dessinait des grillages sur le mur. Derrière le comptoir de bois foncé, une fresque représentait le lac et la chaîne des Aravis.
— Il n’y a jamais plus personne ici, constatait Yvonne.
— Rien que des vieux, disait Claude… Elle riait d’un rire gêné.
— Ça change d’avant, hein ?
Yvonne se forçait à rire, elle aussi. Puis elles se taisaient. Claude contemplait ses ongles, coupés très court et peints d’un vernis orange. Elles n’avaient plus rien à se dire. J’aurais voulu leur poser des questions. Qui était Rosy ? Et Paulo Hervieu ? Depuis quand se connaissaient-elles ? Comment était Yvonne, à seize ans ? Et le Réganne avant qu’on le transformât en salon de thé ? Mais tout cela ne les intéressait plus vraiment ni l’une ni l’autre. En somme, il n’y avait que moi pour me préoccuper de leur passé de princesses françaises.
Claude nous accompagnait jusqu’à la porte-tambour et Yvonne l’embrassait. Elle lui proposait encore :
— Viens à l’Hermitage quand tu veux… Pour voir la chambre…
— D’accord, un soir…
Mais elle n’est jamais venue.
Claude et son oncle exceptés, il semblait qu’Yvonne n’eût rien laissé derrière elle, dans cette ville, et je m’étonnais qu’on pût couper aussi vite ses racines quand, par chance, on en avait quelque part.
Les chambres des « palaces » font illusion, les premiers jours, mais bientôt, leurs murs et leurs meubles mornes dégagent la même tristesse que ceux des hôtels borgnes. Luxe insipide, odeur douceâtre dans les couloirs, que je ne parviens pas à identifier, mais qui doit être l’odeur même de l’inquiétude, de l’instabilité, de l’exil et du toc. Odeur qui n’a jamais cessé de m’accompagner. Halls d’hôtels où mon père me donnait rendez-vous, avec leurs vitrines, leurs glaces et leurs marbres et qui ne sont que des salles d’attente. De quoi, au juste ? Relents de passeports Nansen.
Mais nous ne passions pas toujours la nuit à l’Hermitage. Deux ou trois fois par semaine, Meinthe nous demandait de dormir chez lui. Il devait s’absenter ces soirs-là, et me chargeait de répondre au téléphone et de prendre les noms et les « messages ».
Il m’avait bien précisé, la première fois, que le téléphone risquait de sonner à n’importe quelle heure de la nuit, sans me dévoiler quels étaient ses mystérieux correspondants.
Il habitait la maison qui avait appartenu à ses parents, au milieu d’un quartier résidentiel, avant Carabacel. On suivait l’avenue d’Albigny et on tournait à gauche, juste après la préfecture. Quartier désert, rues bordées d’arbres dont les feuillages formaient des voûtes. Villas de la bourgeoisie locale aux masses et aux styles variables, selon le degré de fortune. Celle des Meinthe au coin de l’avenue Jean-Charcot et de la rue Marlioz, était assez modeste si on la comparait aux autres. Elle avait une teinte bleu-gris, une petite véranda donnant sur l’avenue Jean-Charcot, et un bow-window du côté de la rue. Deux étages, le second mansardé. Un jardin au sol semé de graviers. Une enceinte de haies à l’abandon. Et sur le portail de bois blanc écaillé, Meinthe avait inscrit maladroitement à la peinture noire (c’est lui qui me l’a confié) : VILLA TRISTE.
En effet, elle ne respirait pas la gaieté, cette villa. Non. Pourtant, j’ai d’abord estimé que le qualificatif « triste » lui convenait mal. Et puis, j’ai fini par comprendre que Meinthe avait eu raison si l’on perçoit dans la sonorité du mot « triste » quelque chose de doux et de cristallin. Après avoir franchi le seuil de la villa, on était saisi d’une mélancolie limpide. On entrait dans une zone de calme et de silence. L’air était plus léger. On flottait. Les meubles avaient sans doute été dispersés. Il ne restait qu’un lourd canapé de cuir sur les accoudoirs duquel je remarquai des traces de griffes, et, à gauche, une bibliothèque vitrée. Quand on s’asseyait sur le canapé, on avait, à cinq ou six mètres en face de soi, la véranda. Le parquet était clair mais mal entretenu. Une lampe de faïence à abat-jour jaune posée à même le sol éclairait cette grande pièce. Le téléphone se trouvait dans une chambre voisine, à laquelle on accédait par un couloir. Même absence de meubles. Un rideau rouge occultait la fenêtre. Les murs étaient de couleur ocre, comme ceux du salon. Contre le mur de droite, un lit de camp. Accrochés à hauteur d’homme, sur le mur opposé, une carte Taride de l’Afrique-Occidentale française et une grande vue aérienne de Dakar, cernée d’un cadre très mince. Elle semblait provenir d’un syndicat d’initiative. La photo brunâtre devait être vieille d’une vingtaine d’années. Meinthe m’apprit que son père avait travaillé quelque temps « aux colonies ». Le téléphone était posé au pied du lit. Un petit lustre avec de fausses bougies et de faux cristaux. Meinthe dormait là, je pense.
Nous ouvrions la porte-fenêtre de la véranda et nous nous allongions sur le canapé. Il avait une odeur très particulière de cuir que je n’ai connue qu’à lui et qu’aux deux fauteuils qui ornaient le bureau de mon père, rue Lord-Byron. C’était du temps de ses voyages à Brazzaville, du temps de la mystérieuse et chimérique Société Africaine d’Entreprise qu’il créa et dont je ne sais pas grand-chose. L’odeur du canapé, la carte Taride de l’A.O.F. et la photo aérienne de Dakar composaient une série de coïncidences. Dans mon esprit, la maison de Meinthe était indissolublement liée à la « Société Africaine d’Entreprise » trois mots qui avaient bercé mon enfance. Je retrouvais l’atmosphère du bureau de la rue Lord-Byron, parfum de cuir, pénombre, conciliabules interminables de mon père et de Noirs très élégants aux cheveux argentés… Est-ce pour cela que lorsque nous restions Yvonne et moi dans le salon, j’avais la certitude que le temps s’était arrêté pour de bon ?
Nous flottions. Nos gestes avaient une infinie lenteur et lorsque nous nous déplacions, c’était centimètre par centimètre. En rampant. Un mouvement brusque aurait détruit le charme. Nous parlions à voix basse. Le soir envahissait la pièce par la véranda et je voyais des grains de poussière stagner dans l’air. Un cycliste passait et j’entendais le ronronnement du vélo pendant plusieurs minutes. Il progressait lui aussi centimètre par centimètre. Il flottait. Tout flottait autour de nous. Nous n’allumions même pas l’électricité quand la nuit était tombée. Le lampadaire le plus proche, sur l’avenue Jean-Charcot, répandait une clarté neigeuse. Ne jamais sortir de cette villa. Ne jamais quitter cette pièce. Rester allongés sur le canapé, ou peut-être par terre, comme nous le faisions de plus en plus souvent. J’étais étonné de découvrir chez Yvonne une telle aptitude à l’abandon. Chez moi, cela correspondait à une horreur du mouvement, une inquiétude vis-à-vis de tout ce qui bouge, ce qui passe et ce qui change, le désir de ne plus marcher sur du sable mouvant, de me fixer quelque part, au besoin de me pétrifier. Mais chez elle ? Je crois qu’elle était simplement paresseuse. Comme une algue.
Il nous arrivait même de nous allonger dans le couloir et de demeurer là, toute la nuit. Un soir, nous nous sommes glissés au fond d’un débarras, sous l’escalier qui menait au premier étage et nous nous trouvions coincés entre des masses imprécises que j’ai identifiées comme étant des malles d’osier. Mais non, je ne rêve pas : nous nous déplacions en rampant. Nous partions chacun d’un point opposé de la maison et nous rampions dans l’obscurité. Il fallait être le plus silencieux possible, et le plus lent, pour que l’un des deux surprenne l’autre.