Une fois, Meinthe n’est rentré que le lendemain soir. Nous n’avions pas bougé de la villa. Nous restions allongés sur le parquet, à la lisière de la véranda. Le chien dormait au milieu du canapé.
C’était un après-midi paisible et ensoleillé. Les feuillages des arbres oscillaient doucement. Une musique militaire très lointaine. De temps en temps, un cycliste passait sur l’avenue dans un bruissement d’ailes. Bientôt nous n’entendîmes plus aucun bruit. Ils étaient étouffés par une ouate très tendre. Je crois que sans l’arrivée de Meinthe, nous n’aurions pas bougé pendant des jours et des jours, nous nous serions laissés mourir de faim et de soif, plutôt que de sortir de la villa. Je n’ai jamais connu par la suite de moments aussi pleins et aussi lents que ceux-là. L’opium, paraît-il, les procure. J’en doute.
Le téléphone sonnait toujours après minuit, à l’ancienne manière, en grelottant. Sonnerie gracile, usée jusqu’à la trame. Mais cela suffisait pour créer une menace dans l’air et déchirer le voile. Yvonne ne voulait pas que je réponde. « N’y va pas », chuchotait-elle. Je rampais en tâtonnant le long du couloir, je ne trouvais pas la porte de la chambre, je me cognais la tête contre le mur. Et, la porte franchie, il fallait encore ramper jusqu’à l’appareil, sans aucun point de repère visible. Avant de décrocher, j’éprouvais un sentiment de panique. Cette voix – toujours la même – me terrifiait, dure et pourtant assourdie par quelque chose. La distance ? Le temps ? (on aurait cru parfois qu’il s’agissait d’un vieil enregistrement). Ça commençait de manière invariable par :
— Allô, ici Henri Kustiker… Vous m’entendez ?
Je répondais : « oui ».
Un temps.
— Vous direz au docteur que nous l’attendons demain à vingt et une heures au Bellevue à Genève. Vous avez compris ?…
Je lâchais un oui plus faible que le premier. Il raccrochait. Quand il ne fixait pas de rendez-vous, il me confiait des messages :
— Allô, ici Henri Kustiker… (un temps). Vous direz au docteur que le commandant Max et Guérin sont arrivés. Nous viendrons le voir demain soir… demain soir…
Je n’avais pas la force de lui répondre. Il raccrochait déjà. « Henri Kustiker » – chaque fois que nous questionnions Meinthe à son sujet, il ne répondait pas – était devenu pour nous un personnage dangereux que nous sentions rôder la nuit autour de la villa. Nous ne lui connaissions pas de visage et de ce fait, il devenait de plus en plus obsédant. Je m’amusais à terroriser Yvonne en m’éloignant d’elle et en lui répétant dans le noir d’une voix lugubre :
— Ici Henri Kustiker… Ici Henri Kustiker…
Elle hurlait. Et par contagion, la peur me gagnait, moi aussi. Nous attendions, le cœur battant, le grelottement du téléphone. Nous nous recroquevillions sous le lit de camp. Une nuit il a sonné, mais je ne suis parvenu à décrocher l’appareil qu’au bout de plusieurs minutes, comme dans ces mauvais rêves où chacun de nos gestes a une lourdeur de plomb.
— Allô, ici Henri Kustiker…
Je ne pouvais pas proférer une seule syllabe.
— Allô… vous m’entendez ?… Vous m’entendez ?…
Nous retenions nos souffles.
— Ici Henri Kustiker, vous m’entendez ?…
La voix était de plus en plus faible.
— Kustiker… Henri Kustiker… Vous m’entendez ?…
Qui était-il ? D’où pouvait-il téléphoner ? Un léger murmure encore.
— Tiker… entendez…
Plus rien. Le dernier fil qui nous liait au monde extérieur venait de se rompre. Nous nous laissions glisser à nouveau jusqu’à des profondeurs où personne – je l’espérais – ne viendrait plus nous déranger.
XII
C’est son troisième « porto clair ». Il ne quitte pas des yeux la grande photo d’Hendrickx au-dessus des rangées de bouteilles. Hendrickx du temps de sa splendeur, vingt ans avant cet été où j’étais furieux de le voir danser, le soir de la Coupe, avec Yvonne. Hendrickx jeune et mince et romantique – mélange de Mermoz et du duc de Reichstadt –, une vieille photo que la fille qui tenait la buvette du Sporting m’avait montrée un jour où je lui posais des questions sur mon « rival ». Il avait bien épaissi, depuis.
Je suppose que Meinthe, en contemplant ce document historique, a fini par sourire, de son sourire inattendu qui n’exprimait jamais la gaieté mais était une décharge nerveuse. A-t-il pensé au soir où nous nous trouvions tous les trois au Sainte-Rose, après la Coupe ? Il a dû compter les années : cinq, dix, douze… Il avait la manie de compter les années et les jours. « Dans un an et trente-trois jours, ce sera mon vingt-septième anniversaire… Cela fait sept ans et cinq jours qu’Yvonne et moi, nous nous connaissons… »
L’autre client s’en allait d’une démarche titubante, après avoir réglé ses « dry », mais il s’était refusé à ajouter le prix des communications téléphoniques en prétendant qu’il n’avait jamais demandé le « 233 à Chambéry ». Comme la discussion risquait de se prolonger jusqu’à l’aube, Meinthe lui avait expliqué qu’il réglerait lui-même le téléphone. Et que, d’ailleurs, c’était lui, Meinthe, qui avait demandé le 233 à Chambéry. Lui et lui seul.
Bientôt minuit. Meinthe jette un dernier regard sur la photo d’Hendrickx et se dirige vers la porte du Cintra. Au moment où il va sortir, deux hommes entrent en le bousculant et s’excusent à peine. Puis trois. Puis cinq. Ils sont de plus en plus nombreux et il en vient encore de nouveaux. Ils portent chacun, épinglé au revers de leur manteau, un petit rectangle de carton où on lit : « Inter-Touring. » Ils parlent à voix très haute, rient très fort, se donnent de grandes bourrades dans le dos. Les membres du « Congrès » dont parlait la barmaid tout à l’heure. L’un d’eux, plus entouré que les autres, fume la pipe. Ils virevoltent autour de lui et l’interpellent : « Président… Président… Président… » Meinthe tente en vain de se frayer un passage. Ils l’ont refoulé presque jusqu’au bar. Ils forment des groupes compacts. Meinthe les contourne, cherche une percée, se faufile, mais subit à nouveau leur pression et perd du terrain. Il transpire. L’un d’eux lui a posé une main sur l’épaule, croyant sans doute qu’il s’agit d’un « confrère » et Meinthe est aussitôt intégré à un groupe : celui du « président ». Ils sont pressés comme à la station « Chaussée d’Antin », aux heures d’affluence. Le président, de plus petite taille, protège sa pipe en l’enveloppant avec la paume de sa main. Meinthe parvient à s’arracher à cette mêlée, donne des coups d’épaule, des coups de coude, et se jette enfin contre la porte. Il l’entrouvre, se glisse dans la rue. Quelqu’un sort derrière lui et l’apostrophe :
— Où allez-vous ? Vous êtes de l’Inter-Touring ?
Meinthe ne répond pas.
— Vous devriez rester. Le président offre un « pot »… Allez, restez…
Meinthe presse le pas. L’autre reprend, d’une voix suppliante :
— Allez, restez…
Meinthe marche de plus en plus vite. L’autre se met à crier :
— Le président va s’apercevoir qu’il manque un type de l’Inter-Touring… Revenez… Revenez…
Sa voix sonne clair dans la rue déserte.
Meinthe se trouve maintenant devant le jet d’eau du Casino. L’hiver, il ne change pas de couleur et monte beaucoup moins haut que pendant la « saison ». Il l’observe un instant puis traverse et suit l’avenue d’Albigny sur le trottoir de gauche. Il marche lentement et fait de légers zigzags. On dirait qu’il flâne. De temps en temps il donne une petite tape contre l’écorce d’un platane. Il longe la préfecture. Bien sûr, il prend la première rue à gauche qui se nomme – si mes souvenirs sont exacts – l’avenue Mac-Croskey. Il y a douze ans, cette rangée d’immeubles neufs n’existait pas. À la place, un parc à l’abandon au milieu duquel se dressait une grande maison de style anglo-normand, inhabitée. Il arrive au carrefour Pelliot. Nous nous asseyions souvent sur l’un des bancs, Yvonne et moi. Il prend, à droite, l’avenue Pierre-Forsans. Je pourrais suivre ce chemin, les yeux fermés. Le quartier n’a pas beaucoup changé. On l’a épargné pour des raisons mystérieuses. Les mêmes villas entourées de leur jardin et de leurs petites haies, les mêmes arbres de chaque côté des avenues. Mais il manque les feuillages. L’hiver donne à tout cela un caractère désolé.