Elle m’écoutait sans rien dire, allongée sur le lit. Je lui parlais des débuts difficiles de Marilyn Monroe, des premières photos pour les calendriers, des premiers petits rôles, des échelons gravis les uns après les autres. Elle, Yvonne Jacquet, ne devait pas s’arrêter en cours de route. « Mannequin volant. » Ensuite un premier rôle dans Liebesbriefe auf dem Berg de Rolf Madeja. Et elle venait de remporter la Coupe Houligant. Chaque étape avait son importance. Il fallait penser à la prochaine. Monter un peu plus haut. Un peu plus haut.
Elle ne m’interrompait jamais quand je lui exposais mes idées sur sa « carrière ». M’écoutait-elle vraiment ? Au début, elle avait sans doute été surprise d’un tel intérêt de ma part, et flattée que je l’entretienne de son bel avenir avec tant de véhémence. Peut-être, par instants, lui avais-je communiqué mon enthousiasme et se prenait-elle à rêver elle aussi. Mais ça ne durait pas, je suppose. Elle était mon aînée. Plus j’y repense, plus je me dis qu’elle vivait ce moment de la jeunesse où tout va bientôt basculer, où il va être un peu trop tard pour tout. Le bateau est encore à quai, il suffit de traverser la passerelle, il reste quelques minutes… Une douce ankylosé vous prend.
Mes discours la faisaient rire, quelquefois. Je l’ai même vue hausser les épaules quand je lui ai dit que les producteurs allaient certainement remarquer son apparition dans Liebesbriefe auf dem Berg. Non, elle n’y croyait pas. Elle n’avait pas le feu sacré. Mais Marilyn Monroe non plus, au départ. Ça vient, le feu sacré.
Je me demande souvent où elle a bien pu échouer. Elle n’est certainement plus la même, et moi, je suis obligé de consulter les photos pour garder bien en mémoire le visage qu’elle avait à cette époque. Je cherche en vain, depuis des années, à voir Liebesbriefe auf dem Berg. Les gens que j’ai questionnés m’ont dit que ce film n’existait pas. Le nom même de Rolf Madeja ne leur disait pas grand-chose. Je le regrette. Au cinéma j’aurais retrouvé sa voix, ses gestes et son regard tels que je les ai connus. Et aimés.
Où qu’elle soit – très loin j’imagine – se souvient-elle vaguement des projets et des rêves que j’échafaudais dans la chambre de l’Hermitage, pendant que nous préparions le repas du chien ? Se souvient-elle de l’Amérique ?
Car si nous traversions des jours et des nuits de délicieuse prostration, cela ne m’empêchait pas de penser à notre avenir que je voyais sous des couleurs de plus en plus précises.
J’avais en effet sérieusement réfléchi sur le mariage de Marilyn Monroe et d’Arthur Miller, mariage entre une vraie Américaine sortie du plus profond de l’Amérique et un juif. Nous aurions un destin à peu près semblable, Yvonne et moi. Elle, petite Française du terroir qui serait d’ici quelques années une vedette de cinéma. Et moi, qui finirais par devenir un écrivain juif à très grosses lunettes d’écaille.
Mais la France, brusquement, me semblait un terrain trop étroit, où je ne parviendrais pas à donner ma vraie mesure. À quoi pouvais-je prétendre dans ce petit pays ? Un commerce d’antiquités ? Un poste de courtier en livres ? Une carrière d’homme de lettres bavard et frileux ? Aucune de ces professions ne soulevait mon enthousiasme. Il fallait partir, avec Yvonne.
Je ne laisserais rien derrière moi puisque je ne possédais d’attaches nulle part et qu’Yvonne avait rompu les siennes. Nous aurions une vie neuve.
Étais-je inspiré par l’exemple de Marilyn Monroe et d’Arthur Miller ? J’avais pensé tout de suite à l’Amérique. Là, Yvonne se consacrerait au cinéma. Et moi à la littérature. Nous nous marierions à la grande synagogue de Brooklyn. Nous rencontrerions des difficultés multiples. Peut-être nous briseraient-elles définitivement, mais si nous les surmontions, alors le rêve prendrait forme. Arthur et Marilyn. Yvonne et Victor.
Je prévoyais pour bien plus tard un retour en Europe. Nous nous retirerions dans une région montagneuse – le Tessin ou l’Engadine. Nous habiterions un chalet immense, entouré d’un parc. Sur une étagère, les oscars d’Yvonne et mes diplômes de docteur honoris causa des universités de Yale et de Mexico. Nous aurions une dizaine de dogues allemands, chargés de déchiqueter les visiteurs éventuels et nous ne verrions jamais personne. Nous passerions des journées à traîner dans la chambre comme du temps de l’Hermitage et de la Villa Triste.
Pour cette seconde période de notre vie, je m’inspirais de Paulette Goddard et d’Erich Maria Remarque.
Ou bien, nous restions en Amérique. Nous trouvions une grande maison à la campagne. Le titre d’un livre qui traînait dans le salon de Meinthe m’avait impressionné : L’Herbe verte du Wyoming. Je ne l’ai jamais lu mais il suffit que je répète : L’Herbe verte du Wyoming pour ressentir un pincement au cœur. En définitive, c’était dans ce pays qui n’existe pas, au milieu de cette herbe haute et d’un vert transparent, que j’aurais voulu vivre avec Yvonne.
Le projet de départ en Amérique, j’y ai réfléchi pendant plusieurs jours avant de lui en parler. Elle risquait de ne pas me prendre au sérieux. Il fallait d’abord régler les détails matériels. Ne rien improviser. Je rassemblerais l’argent du voyage. Des huit cent mille francs que j’avais escroqués au bibliophile de Genève, il me restait environ la moitié, mais je comptais sur une autre ressource : un papillon extrêmement rare que je transportais depuis quelques mois dans mes valises, épinglé au fond d’une petite boîte vitrée. Un expert m’avait affirmé que l’animal valait « au bas mot » 400 000 francs. Il en valait par conséquent le double et je pouvais en tirer le triple si je le vendais à un collectionneur. Je prendrais moi-même les billets à la Compagnie générale transatlantique, et nous descendrions à l’hôtel Algonquin de New York.
Ensuite, je comptais sur ma cousine Bella Darvi, qui avait fait carrière là-bas, pour nous introduire dans les milieux de cinéma. Voilà. Tel était, dans ses grandes lignes, mon plan.
J’ai compté jusqu’à trois et je me suis assis sur une marche du grand escalier. À travers la rampe, j’apercevais le bureau de la réception, en bas, et le portier qui parlait avec un individu chauve en smoking. Elle s’est retournée, surprise. Elle portait sa robe de mousseline verte et une écharpe de la même couleur.
— Et si nous partions en Amérique ?
J’avais crié cette phrase de crainte qu’elle ne me restât au fond de la gorge ou qu’elle ne se transformât en un borborygme. J’ai respiré un grand coup et j’ai répété aussi fort :
— Si nous partions en Amérique ?
Elle est venue s’asseoir sur la marche, à côté de moi, et m’a serré le bras.
— Ça ne va pas ? m’a-t-elle demandé.
— Mais si. C’est très simple… C’est très simple, très simple… Nous allons partir en Amérique…
Elle a examiné ses chaussures à talons, m’a embrassé sur la joue et m’a dit que je lui expliquerais cela plus lard. Il était neuf heures passées et Meinthe nous attendait à la Resserre de Veyrier-du-Lac.
L’endroit rappelait les auberges des bords de Marne. Les tables étaient dressées sur un grand ponton autour duquel on avait disposé des treillages, des baquets de plantes vertes et d’arbustes. On dînait aux bougies. René avait choisi l’une des tables les plus proches de l’eau.
Il portait son costume de chantoung beige et nous a fait un signe du bras. Il se trouvait en compagnie d’un jeune homme qu’il nous a présenté, mais dont j’ai oublié le nom. Nous nous sommes assis en face d’eux.