— C’est très agréable, ici, ai-je déclaré pour amorcer la conversation.
— Oui, si on veut, m’a dit René. Cet hôtel est plus ou moins une maison de rendez-vous…
— Depuis quand ? a demandé Yvonne.
— Depuis toujours, ma chérie.
Elle m’a regardé de nouveau en éclatant de rire. Et puis :
— Tu sais ce que Victor me propose ? Il veut m’emmener en Amérique.
— En Amérique ?
Visiblement, il ne comprenait pas.
— Drôle d’idée.
— Oui, ai-je dit. En Amérique.
Il m’a souri d’un air sceptique. Pour lui, il s’agissait de paroles en l’air. Il s’est tourné vers son ami.
— Alors, ça va mieux ?
L’autre a répondu par un signe de tête.
— Il faut que tu manges, maintenant.
Il lui parlait comme à un enfant, mais ce garçon devait être un peu plus âgé que moi. Il avait les cheveux blonds coupés court, un visage aux traits angéliques et une carrure de lutteur.
René nous a expliqué que son ami avait concouru dans l’après-midi pour le titre de « Plus bel athlète de France ». L’épreuve s’était déroulée au Casino. Il n’avait obtenu qu’une troisième place en « juniors ». L’autre s’est passé une main dans les cheveux et, s’adressant à moi :
— Je n’ai pas eu de chance, quoi…
Je l’entendais parler pour la première fois, et, pour la première fois, je remarquais ses yeux d’un bleu lavande. Encore aujourd’hui, je me souviens de la détresse enfantine de ce regard. Meinthe lui a rempli son assiette de crudités. L’autre s’adressait toujours à moi et aussi à Yvonne. Il se sentait en confiance.
— Ces salauds du jury… j’aurais dû avoir le meilleur coefficient en poses plastiques libres…
— Tais-toi et mange, a dit Meinthe sur un ton affectueux.
De notre table, on voyait les lumières de la ville, au fond, et si l’on tournait légèrement la tête, une autre lumière très scintillante attirait l’attention juste en face, sur la rive opposée : le Sainte-Rose. Cette nuit-là, la façade du Casino et celle du Sporting étaient balayées par des projecteurs dont les faisceaux atteignaient les bords du lac. L’eau prenait des teintes rouges ou vertes. J’entendais une voix amplifiée démesurément par un haut-parleur mais nous étions trop loin pour saisir les paroles. Il s’agissait d’un spectacle Son et Lumière. J’avais lu dans la presse locale qu’à cette occasion un acteur de la Comédie-Française, Marchat, je crois, réciterait Le Lac d’Alphonse de Lamartine. C’était sans doute sa voix dont nous percevions les échos.
— Nous aurions dû rester en ville pour regarder, a dit Meinthe. J’adore les Son et Lumière. Et toi ?
Il s’adressait à son ami.
— Je sais pas, a répondu l’autre. Son regard était encore plus désespéré que l’instant précédent.
— Nous pourrions y passer tout à l’heure, a proposé Yvonne en souriant.
— Non, a dit Meinthe. Cette nuit il faut que j’aille à Genève.
Qu’allait-il donc y faire ? Qui rencontrait-il au Bellevue ou au Pavillon Arosa, ces lieux que m’indiquait Kustiker au téléphone ? Un jour, il ne reviendrait pas vivant. Genève, ville en apparence aseptisée mais crapuleuse. Ville incertaine. Ville de transit.
— J’y resterai pendant trois ou quatre jours, a dit Meinthe. Je vous téléphonerai à mon retour.
— Mais nous serons partis en Amérique, Victor et moi, d’ici là, a déclaré Yvonne.
Et elle a ri. Je ne comprenais pas pourquoi elle prenait mon projet à la légère. Je sentais une rage sourde me gagner.
— J’en ai marre, moi, de la France, ai-je dit sur un ton sans réplique.
— Moi aussi, a dit l’ami de Meinthe, d’une façon brutale qui contrastait avec la timidité et la tristesse qu’il avait montrées jusqu’alors.
Et cette remarque a détendu l’atmosphère.
Meinthe avait commandé des alcools et nous étions les seuls dîneurs qui restions encore sur le ponton. Les haut-parleurs, dans le lointain, diffusaient une musique dont ne nous parvenaient que des bribes.
— Ça, a dit Meinthe, c’est la fanfare municipale. Elle est de tous les Son et Lumière. – Il s’est tourné vers nous : — Qu’est-ce que vous allez faire, ce soir ?
— Préparer les bagages pour partir en Amérique, ai-je déclaré sèchement.
De nouveau, Yvonne m’a considéré avec inquiétude.
— Il y tient à son Amérique, a dit Meinthe. Alors, vous me laisseriez seul ici ?
— Mais non, ai-je dit.
Nous avons trinqué tous les quatre, comme cela, sans raison aucune, mais parce que Meinthe nous le proposait. Son ami a esquissé un pâle sourire et ses yeux bleus ont été traversés par un éclair furtif de gaieté. Yvonne m’a pris la main. Les serveurs commençaient déjà à ranger les tables.
Tels sont les souvenirs qui me restent de ce dernier dîner.
Elle m’écoutait, en fronçant les sourcils, de manière studieuse. Elle était allongée sur le lit, dans sa vieille robe de chambre de soie à pois rouges. Je lui expliquais mon plan : la Compagnie générale transatlantique, l’hôtel Algonquin et ma cousine Bella Darvi… L’Amérique vers laquelle nous voguerions d’ici quelques jours, cette Terre Promise qui me semblait à mesure que je parlais, de plus en plus proche, presque à la portée de la main. N’en voyait-on pas déjà les lumières, là-bas, de l’autre côté du lac ?
Elle m’a interrompu deux ou trois fois pour me poser des questions : « Qu’est-ce que nous ferons, en Amérique ? – Comment pourrons-nous obtenir des visas ? – Avec quel argent vivrons-nous ? » Et je me rendais à peine compte, tant j’étais pris par mon sujet, que sa voix devenait de plus en plus pâteuse. Elle avait les yeux mi-clos ou même fermés, et soudain les ouvrait tout ronds et me considérait avec une expression horrifiée. Non, nous ne pouvions pas rester en France, dans ce petit pays étouffant, parmi ces « taste-vin » congestionnés, ces coureurs cyclistes et ces gastronomes gâteux qui savaient faire la différence entre plusieurs espèces de poires. Je m’étranglais de rage. Nous ne pouvions pas rester une minute de plus dans ce pays où l’on chassait à courre. Fini. Jamais plus. Les valises. Vite.
Elle s’était endormie. Sa tête avait glissé le long des barreaux du lit. Elle paraissait avoir cinq ans de moins, avec ses joues légèrement gonflées, son sourire presque imperceptible. Elle s’était endormie comme lorsque je lui lisais l’Histoire d’Angleterre, mais cette fois-ci, encore plus vite qu’en écoutant Maurois.
Je la regardais, assis sur le rebord de la fenêtre. On tirait un feu d’artifice quelque part.
Je me suis mis à faire les bagages. J’avais éteint toutes les lumières de la chambre pour ne pas la réveiller, sauf la veilleuse de la table de nuit. J’allais chercher ses affaires et les miennes dans les placards, au fur et à mesure.
J’ai aligné nos valises ouvertes sur le parquet du « salon ». Elle en possédait six, de tailles différentes. Avec les miennes, cela faisait onze, sans compter la malle-armoire. J’ai rassemblé mes vieux journaux et mes vêtements, mais ses affaires à elle, étaient plus difficiles à mettre en ordre et je découvrais une nouvelle robe, un flacon de parfum ou une pile d’écharpes quand je croyais en avoir fini pour de bon. Le chien, assis sur le canapé, suivait mes allées et venues d’un œil attentif.
Je n’avais plus la force de fermer ces valises et je me suis écroulé sur une chaise. Le chien avait posé son menton au bord du canapé et m’observait par en dessous. Nous nous sommes fixés longtemps l’un et l’autre dans le blanc des yeux.
Le jour venait et un souvenir léger m’a visité. Quand avais-je déjà vécu pareil moment ? Je revoyais les meublés du seizième ou du dix-septième arrondissement – rue du Colonel-Moll, square Villaret-de-Joyeuse, avenue du Général-Balfourier – où les murs étaient tendus du même papier peint que celui des chambres de l’Hermitage, où les chaises et les lits jetaient la même désolation au cœur. Lieux ternes, haltes précaires qu’il faut toujours évacuer avant l’arrivée des Allemands et qui ne gardent aucune trace de vous.