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C’est elle qui m’a réveillé. Elle considérait, bouche bée, les valises pleines à craquer.

— Pourquoi tu as fait ça ?

Elle s’est assise sur la plus grosse, en cuir grenat. Elle paraissait épuisée comme si elle m’avait aidé à faire les bagages pendant toute la nuit. Elle portait son peignoir de plage entrouvert sur ses seins.

Alors, de nouveau, à voix basse, je lui ai parlé de l’Amérique. Je me surprenais à scander les phrases et cela devenait une mélopée.

À bout d’arguments, je lui appris que Maurois lui-même, l’écrivain qu’elle admirait, était parti en 40 pour l’Amérique. Maurois.

Maurois.

Elle a hoché la tête et m’a souri gentiment. Elle était d’accord. Nous partirions le plus vite possible. Elle ne voulait pas me contrarier. Mais je devais me reposer. Elle m’a passé une main sur le front.

J’avais encore tant de petits détails à considérer. Par exemple, le visa du chien.

Elle m’écoutait en souriant, sans broncher. J’ai parlé pendant des heures et des heures, et les mêmes mots revenaient toujours : Algonquin, Brooklyn, Compagnie générale transatlantique, Zukor, Goldwyn, Warner Bros, Bella Darvi… Elle en avait, de la patience.

— Tu devrais dormir un peu, me répétait-elle de temps en temps.

J’attendais. Que pouvait-elle bien faire ? Elle m’avait promis qu’elle serait à la gare une demi-heure avant l’arrivée de l’express pour Paris. Comme ça, nous ne risquerions pas de le manquer. Mais il venait de repartir. Et je restais debout, à suivre le défilé cadencé des wagons. Derrière moi, autour d’un des bancs, mes valises et ma malle-armoire étaient disposées en demi-cercle, ma malle en position verticale. Une lumière sèche dessinait des ombres sur le quai. Et je ressentais cette impression de vide et d’hébétude qui succède au passage d’un train.

Au fond, je m’y attendais. Il aurait été incroyable que les choses se passent autrement. J’ai contemplé de nouveau mes bagages. Trois ou quatre cents kilos que je traînais toujours avec moi. Pourquoi ? À cette pensée, j’ai été secoué d’un rire acide.

Le prochain train viendrait à minuit six. J’avais plus d’une heure devant moi et je suis sorti de la gare en laissant mes bagages sur le quai. Leur contenu n’intéresserait personne. D’ailleurs, ils étaient bien trop lourds à déplacer.

J’ai pénétré dans le café en rotonde, à côté de l’hôtel de Verdun. S’appelait-il des Cadrans ou de l’Avenir ? Des joueurs d’échecs occupaient les tables du fond. Une porte de bois brun ouvrait sur une salle de billard. Le café était éclairé par des tubes de néon au rose vacillant. J’entendais le choc des boules de billard à de très longs intervalles et le grésillement continu du néon. Rien d’autre. Pas un mot. Pas un soupir. C’est à voix basse que j’ai commandé un tilleul-menthe.

Tout à coup l’Amérique m’a semblé bien lointaine. Albert, le père d’Yvonne, venait-il ici jouer au billard ? J’aurais voulu le savoir. Un engourdissement me gagnait et je retrouvais dans ce café le calme que j’avais connu chez Mme Buffaz, aux Tilleuls. Par un phénomène d’alternance ou de cyclothymie, un rêve succédait à un autre : je ne m’imaginais plus avec Yvonne en Amérique, mais dans une petite ville de province qui ressemblait étrangement à Bayonne. Oui, nous habitions rue Thiers et les soirs d’été nous allions nous promener sous les arcades du théâtre ou le long des allées Boufflers. Yvonne me donnait le bras et nous entendions le claquement de balles de tennis. Le dimanche après-midi, nous faisions le tour des remparts et nous nous asseyions sur un banc du jardin public, près du buste de Léon Bonnat. Bayonne, ville de repos et de douceur, après tant d’années d’incertitude. Il n’était pas trop tard, peut-être. Bayonne…

Je l’ai cherchée partout. J’ai essayé de la trouver au Sainte-Rose parmi les nombreux dîneurs et tous les gens qui dansaient. C’était une soirée inscrite au programme des festivités de la saison : la « Soirée scintillante », je crois. Oui, scintillante. Par averses très courtes, des confettis inondaient les chevelures et les épaules.

À la même table que celle qu’ils occupaient le soir de la Coupe, j’ai reconnu Fossorié, les Roland-Michel, la femme brune, le directeur du golf et les deux blondes bronzées. En somme, ils n’avaient pas quitté leurs places depuis un mois. Seule la coiffure de Fossorié avait changé : une première vague brillantinée formait comme un diadème autour de son front. Derrière, un creux. Et une autre vague très ample passait bien au-dessus de son crâne et s’écrasait en cascades sur la nuque. Non je n’ai pas rêvé. Ils se lèvent et marchent vers la piste de danse.

L’orchestre joue un paso doble. Ils se mêlent aux autres danseurs, là, sous les averses de confettis. Et tout cela vire et volte, tourbillonne et s’éparpille dans mon souvenir. Poussières.

Une main sur mon épaule. Le gérant de l’endroit, le dénommé Pulli.

— Vous cherchez quelqu’un, monsieur Chmara ?

Il me parle en chuchotant, à l’oreille.

— Mlle Jacquet… Yvonne Jacquet…

J’ai prononcé ce nom sans grand espoir. Il ne doit pas savoir qui le porte. Tant de visages… Les clients se succèdent nuit après nuit. Si je lui montrais une photo, il la reconnaîtrait certainement. Il faut toujours avoir sur soi les photos de ceux qu’on aime.

— Mlle Jacquet ? Elle vient de partir en compagnie de M. Daniel Hendrickx…

— Vous croyez ?

J’ai dû faire une drôle de tête, gonfler les joues comme un enfant qui va pleurer, puisqu’il m’a pris par le bras.

— Mais oui. En compagnie de M. Daniel Hendrickx.

Il ne disait pas : « avec », mais « en compagnie », et j’ai reconnu là une préciosité de langage répandue dans la bonne société cairote et alexandrine, lorsque le français y était de rigueur.

— Vous voulez que nous buvions un verre ?

— Non, je dois prendre un train à minuit six.

— Eh bien, je vous accompagne à la gare, Chmara.

Il me tire par la manche. Il se montre familier mais déférent aussi. Nous traversons la cohue des danseurs. Toujours le paso doble. Les confettis tombent maintenant en pluie continue et m’aveuglent. Ils rient, s’agitent beaucoup autour de moi. Je me cogne contre Fossorié. L’une des blondes bronzées, celle qui se nomme Meg Devillers, me saute au cou :

— Oh, vous… vous… vous…

Elle ne veut plus me lâcher. Je la traîne sur deux ou trois mètres. Je parviens quand même à me dégager. Nous nous retrouvons, Pulli et moi, au seuil de l’escalier. Nos cheveux et nos vestes sont criblés de confettis.

— C’est la Nuit scintillante, Chmara.

Il hausse les épaules.

Sa voiture est garée devant le Sainte-Rose, en bordure de la route du lac. Une Simca Chambord dont il m’ouvre cérémonieusement la porte.

— Entrez dans ce tacot.

Il ne démarre pas tout de suite.

— J’avais une grande décapotable au Caire.

Et de but en blanc :

— Vos valises, Chmara ?

— Elles sont à la gare.

Nous roulions depuis quelques minutes quand il m’a demandé :

— Vous partez pour quelle destination ?

Je n’ai pas répondu. Il a ralenti. Nous ne dépassions pas le trente kilomètres-heure. Il s’est tourné vers moi :

— … Les voyages…

Il restait silencieux. Moi aussi.

— Il faut bien se fixer quelque part, a-t-il fini par dire. Hélas…

Nous longions le lac. J’ai regardé une dernière fois les lumières, celles de Veyrier juste en face, la masse sombre de Carabacel à l’horizon, devant nous. J’ai plissé les yeux pour apercevoir le passage du funiculaire. Mais non. Nous en étions trop éloignés.