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Je revois le balancement des feuilles derrière la vitre et ce corps coupé en deux par un rayon de lune. Pourquoi, aux paysages de Haute-Savoie qui nous entouraient, se superpose dans ma mémoire une ville disparue, le Berlin d’avant-guerre ? Peut-être parce qu’elle « jouait » dans un « film » de « Rolf Madeja ». Plus tard, je me suis renseigné sur lui et j’ai appris qu’il avait débuté tout jeune aux studios de la U.F.A. En février 45, il avait commencé son premier film, Confettis für zwei, une opérette viennoise très mièvre et très gaie dont il tournait les scènes entre deux bombardements. Le film est resté inachevé. Et moi, quand j’évoque cette nuit-là, j’avance entre les maisons massives du Berlin d’autrefois, je longe des quais et des boulevards qui n’existent plus. De l’Alexander-Platz, j’ai marché tout droit, traversé le Lust-Garten et la Sprée. Le soir tombe sur les quatre rangées de tilleuls et de marronniers et sur les tramways qui passent. Ils sont vides. Les lumières tremblent. Et toi, tu m’attends dans cette cage de verdure qui brille au bout de l’avenue, le jardin d’hiver de l’hôtel Adlon.

IV

Meinthe a regardé attentivement l’homme en imperméable qui rangeait les verres. Celui-ci a fini par baisser la tête et s’est absorbé de nouveau dans son travail. Mais Meinthe restait devant lui, figé en un dérisoire garde-à-vous. Ensuite, il s’est tourné vers les deux autres qui le considéraient, sourire méchant et menton appuyé sur la pointe du manche de leur balai. Leur ressemblance physique était frappante : mêmes cheveux blonds coupés en brosse, même petite moustache, mêmes yeux bleus en saillie. Ils penchaient leur buste l’un vers la droite, l’autre vers la gauche, de manière symétrique, si bien qu’on aurait pu croire qu’il s’agissait de la même personne, reflétée dans une glace. Cette illusion, Meinthe dut l’avoir, puisqu’il s’approcha des deux hommes, avec lenteur, le sourcil froncé. Quand il fut à quelques centimètres d’eux, il se déplaça pour les observer de dos, de trois quarts et de profil. Les autres ne bougeaient pas, mais on devinait qu’ils étaient prêts à se détendre et à écraser Meinthe sous une grêle de coups de poing. Meinthe s’écarta d’eux et marcha à reculons vers la sortie du buffet, sans les quitter du regard. Ils restaient là pétrifiés sous la clarté avare et jaunâtre que distillait l’applique du mur.

Il traverse maintenant la place de la Gare, le col de son veston relevé, la main gauche crispée sur son écharpe, comme s’il était blessé au cou. Il neige à peine. Les flocons sont si légers et si minces qu’ils flottent dans l’air. Il s’engage dans la rue Sommeiller et s’arrête devant le Régent. On y projette un très vieux film qui s’appelle La Dolce Vita. Meinthe s’abrite sous l’auvent du cinéma et regarde les photos du film une à une, tout en sortant de la poche de son veston un fume-cigarette. Il le serre entre ses dents et fouille toutes ses autres poches à la recherche – sans doute – d’une Camel. Mais il n’en trouve pas. Alors, son visage est parcouru de tics, toujours les mêmes : crispation de la pommette gauche et mouvements secs du menton – plus lents et plus douloureux qu’il y a douze ans.

Il semble hésiter sur le chemin à suivre : traverser et prendre la rue Vaugelas qui rejoint la rue Royale ou continuer à descendre la rue Sommeiller ? Un peu plus bas, sur la droite, l’enseigne verte et rouge du Cintra. Meinthe la fixe, en clignant des yeux, cintra. Les flocons tourbillonnent autour de ces six lettres et prennent une teinte verte et rouge eux aussi. Vert couleur d’absinthe. Rouge campari…

Il marche vers cette oasis, le dos cambré, les jambes raides, et s’il ne faisait pas cet effort de tension, il glisserait certainement sur le trottoir, pantin désarticulé.

Le client à la veste à carreaux est toujours là, mais n’importune plus la barmaid. Assis devant une table, tout au fond, il bat la mesure de son index en répétant d’une petite voix qui pourrait être celle d’une très vieille femme : « Et zim… Boum-boum… Et zim… Boum-boum… » La barmaid, elle, lit un magazine. Meinthe se hisse sur un des tabourets et lui pose une main sur l’avant-bras.

— Un porto clair, mon petit, lui chuchote-t-il.

V

J’ai quitté les Tilleuls pour habiter avec elle à l’Hermitage.

Un soir, ils sont venus me chercher, Meinthe et elle. Je venais de dîner et j’attendais au salon, assis tout près de l’homme à tête d’épagneul triste. Les autres attaquaient leur canasta. Les femmes bavardaient avec Mme Buffaz. Meinthe s’est arrêté dans l’encadrement de la porte. Il était vêtu d’un costume rose très tendre, et de sa pochette pendait un mouchoir vert foncé.

Ils se sont retournés vers lui.

— Mesdames… Messieurs, a murmuré Meinthe en inclinant la tête. – Puis il a marché vers moi, s’est raidi : — Nous vous attendons. Vous pouvez faire descendre vos bagages.

Mme Buffaz m’a demandé, brutalement :

— Vous nous quittez ?

Je baissais les yeux.

— Ça devait arriver un jour ou l’autre, madame, a répondu Meinthe d’un ton sans réplique.

— Mais il aurait pu au moins nous prévenir d’avance.

J’ai compris que cette femme éprouvait une haine subite à mon égard et qu’elle n’aurait pas hésité à me livrer à la police, sous le moindre prétexte. J’en étais attristé.

— Madame, ai-je entendu Meinthe lui répondre – ce jeune homme n’y peut rien, il vient de recevoir un ordre de mission signé de la reine des Belges.

Ils nous dévisageaient, pétrifiés, leurs cartes à la main. Mes habituels voisins de table m’inspectaient d’un air à la fois surpris et dégoûté, comme s’ils venaient de s’apercevoir que je n’appartenais pas à l’espèce humaine. L’allusion à la « reine des Belges » avait été accueillie par un murmure général, et lorsque Meinthe, voulant sans doute tenir tête à Mme Buffaz qui lui faisait face, les bras croisés, répéta en martelant les syllabes :

— Vous entendez madame ? LA REINE DES BELGES…, le murmure s’enfla et me causa un pincement au cœur. Alors Meinthe frappa le sol du talon, il tendit le menton et lança très vite, en bousculant les mots :

— Je ne vous ai pas tout dit, madame… LA REINE DES BELGES, c’est moi…

Il y eut des cris et des mouvements d’indignation : la plupart des pensionnaires s’étaient levés et formaient un groupe hostile, devant nous. Mme Buffaz avança d’un pas et je craignais qu’elle ne giflât Meinthe, ou qu’elle ne me giflât, moi. Cette dernière possibilité me paraissait naturelle : je me sentais seul responsable.

J’aurais aimé demander pardon à ces gens, ou qu’un coup de baguette magique rayât de leur mémoire ce qui venait d’arriver. Tous mes efforts pour passer inaperçu et me dissimuler dans un lieu sûr avaient été réduits à néant, en quelques secondes. Je n’osais même pas lancer un dernier regard autour du salon où les après-dîners avaient été si apaisants pour un cœur inquiet comme le mien. Et j’en ai voulu à Meinthe, un court instant. Pourquoi avoir jeté la consternation parmi ces petits rentiers, joueurs de canasta ? Ils me rassuraient. En leur compagnie je ne risquais rien.

Mme Buffaz nous aurait volontiers craché du venin en plein visage. Ses lèvres s’amincissaient de plus en plus. Je lui pardonne. Je l’avais trahie, en quelque sorte. J’avais secoué la précieuse horlogerie qu’étaient les Tilleuls. Si elle me lit (ce dont je doute ; et d’abord les Tilleuls n’existent plus), je voudrais qu’elle sache que je n’étais pas un mauvais garçon.

Il a fallu descendre les « bagages » que j’avais préparés l’après-midi. Ils se composaient d’une malle-armoire et de trois grandes valises. Elles contenaient de rares vêtements, tous mes livres, mes vieux bottins et les numéros de Match, Cinémonde, Music-hall, Détective, Noir et blanc des dernières années. Cela pesait très lourd. Meinthe, voulant déplacer la malle-armoire, a failli se faire écraser par elle. Nous sommes parvenus, au prix d’efforts inouïs, à la coucher transversalement. Ensuite, nous avons mis une vingtaine de minutes pour la traîner le long du couloir, jusqu’au palier. Nous étions arc-boutés, Meinthe devant, moi derrière, et le souffle nous manquait. Meinthe s’est allongé de tout son long sur le plancher, les bras en croix, les yeux fermés. Je suis retourné dans ma chambre et, tant bien que mal, en vacillant, j’ai transporté les trois valises jusqu’au bord de l’escalier.