La lumière s’est éteinte. J’ai tâtonné jusqu’au commutateur mais j’avais beau le manœuvrer, il faisait toujours aussi noir. En bas, la porte entrouverte du salon laissait filtrer une vague clarté. J’ai distingué une tête qui se penchait dans l’entrebâillement : celle, j’en étais presque sûr, de Mme Buffaz. J’ai compris aussitôt qu’elle avait dû enlever un des plombs pour que nous descendions les bagages à travers l’obscurité. Et cela m’a causé un fou rire nerveux.
Nous avons poussé la malle-armoire jusqu’à ce qu’elle soit à moitié engagée dans l’escalier. Elle restait en équilibre précaire sur la première marche. Meinthe s’est agrippé à la rampe et a lancé un coup de pied rageur : la malle a glissé, rebondissant à chaque marche, et faisant un bruit épouvantable. On aurait cru que l’escalier allait s’effondrer. La tête de Mme Buffaz s’est de nouveau profilée dans l’entrebâillement de la porte du salon, entourée de deux ou trois autres. J’ai entendu glapir : « Regardez-moi ces salopards… » Quelqu’un répétait d’une voix sifflante le mot : « Police. » J’ai pris une valise dans chaque main et j’ai commencé à descendre. Je ne voyais rien. D’ailleurs je préférais fermer les yeux et compter tout bas pour me donner du courage. Un-deux-trois. Un-deux-trois… Si je trébuchais, je serais entraîné par les valises jusqu’au rez-de-chaussée et assommé sous le choc. Impossible de faire une pause. Mes clavicules allaient craquer. Et cet horrible fou rire me reprenait.
La lumière est revenue et m’a ébloui. Je me trouvais au rez-de-chaussée, entre les deux valises et la malle-armoire, hébété. Meinthe me suivait, la troisième valise a la main (elle pesait moins lourd parce qu’elle ne contenait que mes affaires de toilette) et j’aurais bien voulu savoir qui m’avait donné la force d’arriver vivant jusque-là. Mme Buffaz m’a tendu la note que j’ai réglée, le regard fuyant. Puis elle est entrée dans le salon et a claqué la porte derrière elle. Meinthe s’appuyait contre la malle-armoire et se tamponnait le visage de son mouchoir roulé en boule, avec les petits gestes précis d’une femme qui se poudre.
— Il faut continuer, mon vieux, m’a-t-il dit en me désignant les bagages, continuer…
Nous avons traîné la malle-armoire jusqu’au perron. La Dodge était arrêtée près du portail des Tilleuls et je devinais la silhouette d’Yvonne, assise à l’avant. Elle fumait une cigarette et nous a fait un signe de la main. Nous avons quand même réussi à hisser la malle sur la banquette arrière. Meinthe s’est affaissé contre le volant et moi je suis allé chercher les trois valises, dans le vestibule de l’hôtel.
Quelqu’un se tenait immobile face au bureau de la réception : l’homme à tête d’épagneul. Il a marché vers moi et s’est arrêté. Je savais qu’il voulait me dire quelque chose mais les mots ne passaient pas. J’ai cru qu’il allait pousser son aboiement, cette plainte douce et prolongée que j’étais sans doute le seul à entendre (les pensionnaires des Tilleuls poursuivaient leur partie de canasta ou leur bavardage). Il restait là, les sourcils froncés, la bouche entrouverte, faisant des efforts de plus en plus violents pour parler. Ou bien était-il pris de nausées et ne parvenait-il pas à vomir ? Il se penchait, il s’étouffait presque. Au bout de quelques minutes, il a retrouvé son calme et m’a dit d’une voix sourde : « Vous partez juste à temps. Au revoir, monsieur. »
Il me tendait la main. Il était vêtu d’une veste de gros tweed et d’un pantalon de toile beige à revers. J’admirais ses chaussures : en daim grisâtre avec de très, très épaisses semelles de crêpe. J’étais certain d’avoir rencontré cet homme avant mon séjour aux Tilleuls, et cela devait remonter à une dizaine d’années. Et soudain… Mais oui, c’étaient les mêmes chaussures, et l’homme qui me tendait la main celui qui m’avait tellement intrigué du temps de mon enfance. Il venait aux Tuileries chaque jeudi et chaque dimanche avec un bateau miniature (une reproduction fidèle du Kon Tiki) et le regardait évoluer à travers le bassin, changeant de poste d’observation, le poussant à l’aide d’une canne quand il s’échouait contre la bordure de pierre, vérifiant la solidité d’un mât ou d’une voile. Parfois, un groupe d’enfants et même quelques grandes personnes suivaient ce manège et il leur jetait un regard furtif comme s’il se méfiait de leur réaction. Quand on le questionnait sur le bateau, il répondait en bredouillant : oui, c’était un travail très long, très compliqué de construire un Kon Tiki. Et tout en parlant, il caressait le jouet. Vers sept heures du soir, il emportait le bateau et s’asseyait sur un banc pour l’essuyer, à l’aide d’une serviette-éponge. Je le voyais ensuite se diriger vers la rue de Rivoli, son Kon Tiki sous le bras. Plus tard, je devais souvent penser à cette silhouette qui s’éloignait dans le crépuscule.
Allais-je lui rappeler nos rencontres ? Mais sans doute avait-il perdu son bateau. J’ai dit à mon tour : « Au revoir, monsieur. » J’ai empoigné les deux premières valises et traversé lentement le jardin. Il marchait à mes côtés, silencieux. Yvonne était assise sur l’aile de la Dodge. Meinthe, au volant, avait la tête renversée contre la banquette et fermait les yeux. J’ai rangé les deux valises dans le coffre arrière. L’autre épiait tous mes gestes avec un intérêt avide. Quand j’ai traversé de nouveau le jardin, il me précédait et se retournait de temps en temps pour voir si j’étais toujours là. Il a soulevé la dernière valise d’un geste sec et m’a dit : « Vous permettez… »
C’était la plus lourde. J’y avais rangé les bottins. Il la posait tous les cinq mètres et reprenait son souffle. Chaque fois que je faisais un geste pour la prendre à mon tour, il me disait :
— Je vous en prie, monsieur…
Il a voulu lui-même la hisser sur la banquette arrière. Il y est parvenu avec peine, puis il est resté là. Il avait les bras ballants, le visage un peu congestionné. Il ne prêtait aucune attention à Yvonne et à Meinthe. Il ressemblait de plus en plus à un épagneul.
— Voyez-vous, monsieur, a-t-il murmuré… je vous souhaite bonne chance.
Meinthe a démarré doucement. Avant que l’automobile ne s’engageât dans le premier virage, je me suis retourné. Il était debout au milieu de la route, tout près d’un lampadaire qui éclairait sa grosse veste en tweed et son pantalon beige à revers. Il ne lui manquait, en somme, que le Kon Tiki sous le bras. Il y a des êtres mystérieux – toujours les mêmes – qui se tiennent en sentinelles à chaque carrefour de votre vie.
VI
À l’Hermitage, elle disposait non seulement d’une chambre mais aussi d’un salon meublé de trois fauteuils à tissus imprimés, d’une table ronde en acajou et d’un divan. Les murs du salon et ceux de la chambre étaient recouverts d’un papier peint qui reproduisait les toiles de Jouy. J’ai fait mettre la malle-armoire dans un coin de la pièce, debout, afin d’avoir à ma portée tout ce que contenaient les tiroirs. Chandails ou vieux journaux. Les valises, je les ai poussées moi-même au fond de la salle de bains, sans les ouvrir car il faut être prêt à partir d’un instant à l’autre et considérer chaque chambre où l’on échoue comme un refuge provisoire.