Porthos détourna la tête pour ne pas laisser voir sur sa bonne grosse figure ce qui se passait dans son cœur.
– Que diable ! dit d’Artagnan plus remué qu’il ne l’avait été depuis bien longtemps, ne vous désespérez point, mon ami ; si vous n’avez point reçu de lettres du comte, nous avons reçu, nous… une…
– Oh ! vraiment ? s’écria Raoul.
– Et bien rassurante même, dit d’Artagnan en voyant la joie que cette nouvelle causait au jeune homme.
– L’avez-vous ? demanda Raoul.
– Oui ; c’est-à-dire je l’avais, dit d’Artagnan en faisant semblant de chercher ; attendez, elle doit être là, dans ma poche ; il me parle de son retour, n’est-ce pas, Porthos ?
– 818 –
Tout Gascon qu’il était, d’Artagnan ne voulait pas prendre à lui seul le fardeau de ce mensonge.
– Oui, dit Porthos en toussant.
– Oh ! donnez-la-moi, dit le jeune homme.
– Eh ! je la lisais encore tantôt. Est-ce que je l’aurai perdue ! Ah ! pécaïre, ma poche est percée.
– Oh ! oui, monsieur Raoul, dit Mousqueton, et la lettre était même très consolante ; ces messieurs me l’ont lue et j’en ai pleuré de joie.
– Mais au moins, monsieur d’Artagnan, vous savez où il est ? demanda Raoul à moitié rasséréné.
– Ah ! voilà, dit d’Artagnan, certainement que je le sais, pardieu ! mais c’est un mystère.
– Pas pour moi, je l’espère.
– Non, pas pour vous, aussi je vais vous dire où il est.
Porthos regardait d’Artagnan avec ses gros yeux étonnés.
– Où diable vais-je dire qu’il est pour qu’il n’essaye pas d’aller le rejoindre ? murmurait d’Artagnan.
– Eh bien ! où est-il, monsieur ? demanda Raoul de sa voix douce et caressante.
– Il est à Constantinople !
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– Chez les Turcs ! s’écria Raoul effrayé. Bon dieu ! que me dites-vous là ?
– Eh bien ! cela vous fait peur ? dit d’Artagnan. Bah !
qu’est-ce que les Turcs pour des hommes comme le comte de La Fère et l’abbé d’Herblay ?
– Ah ! son ami est avec lui ? dit Raoul, cela me rassure un peu. – A-t-il de l’esprit, ce démon de d’Artagnan ! disait Porthos tout émerveillé de la ruse de son ami.
– Maintenant, dit d’Artagnan pressé de changer le sujet de la conversation, voilà cinquante pistoles que M. le comte vous envoyait par le même courrier. Je présume que vous n’avez plus d’argent et qu’elles sont les bienvenues.
– J’ai encore vingt pistoles, monsieur.
– Eh bien ! prenez toujours, cela vous en fera soixante-dix.
– Et si vous en voulez davantage… dit Porthos mettant la main à son gousset.
– Merci, dit Raoul en rougissant, merci mille fois, monsieur.
En ce moment, Olivain parut à l’horizon.
– À propos, dit d’Artagnan de manière que le laquais
l’entendît, êtes-vous content d’Olivain ?
– Oui, assez comme cela.
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Olivain fit semblant de n’avoir rien entendu et entra dans la tente.
– Que lui reprochez-vous, à ce drôle-là ?
– Il est gourmand, dit Raoul.
– Oh ! monsieur ! dit Olivain reparaissant à cette accusation. – Il est un peu voleur.
– Oh ! monsieur, oh !
– Et surtout il est fort poltron.
– Oh ! oh ! oh ! monsieur, vous me déshonorez, dit Olivain.
– Peste ! dit d’Artagnan, apprenez, maître Olivain, que des gens tels que nous ne se font pas servir par des poltrons. Volez votre maître, mangez ses confitures et buvez son vin, mais, cap de Diou ! ne soyez pas poltron, ou je vous coupe les oreilles. Regardez monsieur Mousqueton, dites-lui de vous montrer les blessures honorables qu’il a reçues, et voyez ce que sa bravoure habituelle a mis de dignité sur son visage.
Mousqueton était au troisième ciel et eût embrassé
d’Artagnan s’il l’eût osé ; en attendant, il se promettait de se faire tuer pour lui si l’occasion s’en présentait jamais.
– Renvoyez ce drôle, Raoul, dit d’Artagnan, car s’il est poltron, il se déshonorera quelque jour.
– Monsieur dit que je suis poltron, s’écria Olivain, parce qu’il a voulu se battre l’autre jour avec un cornette du régiment de Grammont, et que j’ai refusé de l’accompagner.
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– Monsieur Olivain, un laquais ne doit jamais désobéir, dit sévèrement d’Artagnan.
Et le tirant à l’écart :
– Tu as bien fait, dit-il, si ton maître avait tort, et voici un écu pour toi ; mais s’il est jamais insulté et que tu ne te fasses pas couper en quartiers près de lui, je te coupe la langue et je t’en balaye la figure. Retiens bien ceci.
Olivain s’inclina et mit l’écu dans sa poche.
– Et maintenant, ami Raoul, dit d’Artagnan, nous partons, M. du Vallon et moi, comme ambassadeurs. Je ne puis vous dire dans quel but, je n’en sais rien moi-même ; mais si vous avez besoin de quelque chose, écrivez à madame Madelon Turquaine, à la Chevrette, rue Tiquetonne, et tirez sur cette caisse comme sur celle d’un banquier : avec ménagement toutefois, car je vous préviens qu’elle n’est pas tout à fait si bien garnie que celle de M. d’Emery.
Et ayant embrassé son pupille par intérim, il le passa aux robustes bras de Porthos, qui l’enlevèrent de terre et le tinrent un moment suspendu sur le noble cœur du redoutable géant.
– Allons, dit d’Artagnan, en route.
Et ils repartirent pour Boulogne, où vers le soir ils arrêtè-
rent leurs chevaux trempés de sueur et blancs d’écume.
À dix pas de l’endroit où ils faisaient halte avant d’entrer en ville était un jeune homme vêtu de noir qui paraissait attendre quelqu’un, et qui, du moment où il les avait vus paraître, n’avait point cessé d’avoir les yeux fixés sur eux.
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D’Artagnan s’approcha de lui, et voyant que son regard ne le quittait pas :
– Hé ! dit-il, l’ami, je n’aime pas qu’on me toise.
– Monsieur, dit le jeune homme sans répondre à
l’interpellation de d’Artagnan, ne venez-vous pas de Paris, s’il vous plaît ?
D’Artagnan pensa que c’était un curieux qui désirait avoir des nouvelles de la capitale.
– Oui, monsieur, dit-il d’un ton plus radouci.
– Ne devez-vous pas loger aux Armes d’Angleterre ?
– Oui, monsieur.
– N’êtes-vous pas chargé d’une mission de la part de Son Éminence M. le cardinal de Mazarin ?
– Oui, monsieur.
– En ce cas, dit le jeune homme, c’est à moi que vous avez affaire, je suis M. Mordaunt.
– Ah ! dit tout bas d’Artagnan, celui dont Athos me dit de me méfier.
– Ah ! murmura Porthos, celui qu’Aramis veut que
j’étrangle.
Tous deux regardèrent attentivement le jeune homme.
Celui-ci se trompa à l’expression de leur regard.
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– Douteriez-vous de ma parole ? dit-il ; en ce cas je suis prêt à vous donner toute preuve.
– Non, monsieur, dit d’Artagnan, et nous nous mettons à votre disposition.
– Eh bien ! messieurs, dit Mordaunt, nous partirons sans retard ; car c’est aujourd’hui le dernier jour de délai que m’avait demandé le cardinal. Mon bâtiment est prêt ; et, si vous n’étiez venus, j’allais partir sans vous, car le général Olivier Cromwell doit attendre mon retour avec impatience.