Выбрать главу

– 85 –

que temps le souvenir charmant de madame Bonacieux avait imprimé à l’esprit du jeune lieutenant une certaine poésie ; mais comme celui de toutes les choses de ce monde, ce souvenir pé-

rissable s’était peu à peu effacé ; la vie de garnison est fatale, même aux organisations aristocratiques. Des deux natures opposées qui composaient l’individualité de d’Artagnan, la nature matérielle l’avait peu à peu emporté, et tout doucement, sans s’en apercevoir lui-même, d’Artagnan, toujours en garnison, toujours au camp, toujours à cheval, était devenu (je ne sais comment cela s’appelait à cette époque) ce qu’on appelle de nos jours un véritable troupier.

Ce n’est point que pour cela d’Artagnan eût perdu de sa finesse primitive ; non pas. Au contraire, peut-être, cette finesse s’était augmentée, ou du moins paraissait doublement remarquable sous une enveloppe un peu grossière ; mais cette finesse il l’avait appliquée aux petites et non aux grandes choses de la vie ; au bien-être matériel, au bien-être comme les soldats l’entendent, c’est-à-dire à avoir bon gîte, bonne table, bonne hôtesse.

Et d’Artagnan avait trouvé tout cela depuis six ans rue Tiquetonne, à l’enseigne de La Chevrette.

Dans les premiers temps de son séjour dans cet hôtel, la maîtresse de la maison, belle et fraîche Flamande de vingt-cinq à vingt-six ans, s’était singulièrement éprise de lui ; et après quelques amours fort traversées par un mari incommode, auquel dix fois d’Artagnan avait fait semblant de passer son épée au travers du corps, ce mari avait disparu un beau matin, déser-tant à tout jamais, après avoir vendu furtivement quelques piè-

ces de vin et emporté l’argent et les bijoux. On le crut mort ; sa femme surtout, qui se flattait de cette douce idée qu’elle était veuve, soutenait hardiment qu’il était trépassé. Enfin, après trois ans d’une liaison que d’Artagnan s’était bien gardé de rompre, trouvant chaque année son gîte et sa maîtresse plus

– 86 –

agréables que jamais, car l’une faisait crédit de l’autre, la maî-

tresse eut l’exorbitante prétention de devenir femme, et proposa à d’Artagnan de l’épouser.

– Ah ! fi ! répondit d’Artagnan. De la bigamie, ma chère !

Allons donc, vous n’y pensez pas !

– Mais il est mort, j’en suis sûre.

– C’était un gaillard très contrariant et qui reviendrait pour nous faire pendre.

– Eh bien, s’il revient, vous le tuerez ; vous êtes si brave et si adroit !

– Peste ! ma mie ! autre moyen d’être pendu.

– Ainsi vous repoussez ma demande ?

– Comment donc ! mais avec acharnement !

La belle hôtelière fut désolée. Elle eût fait bien volontiers de M. d’Artagnan non seulement son mari, mais encore son Dieu : c’était un si bel homme et une si fière moustache !

Vers la quatrième année de cette liaison vint l’expédition de Franche-Comté. D’Artagnan fut désigné pour en être et se prépara à partir. Ce furent de grandes douleurs, des larmes sans fin, des promesses solennelles de rester fidèle ; le tout de la part de l’hôtesse, bien entendu. D’Artagnan était trop grand seigneur pour rien promettre ; aussi promit-il seulement de faire ce qu’il pourrait pour ajouter encore à la gloire de son nom.

Sous ce rapport, on connaît le courage de d’Artagnan ; il paya admirablement de sa personne, et, en chargeant à la tête de sa compagnie, il reçut au travers de la poitrine une balle qui

– 87 –

le coucha tout de son long sur le champ de bataille. On le vit tomber de son cheval, on ne le vit pas se relever, on le crut mort, et tous ceux qui avaient espoir de lui succéder dans son grade dirent à tout hasard qu’il l’était. On croit facilement ce qu’on désire ; or, à l’armée depuis les généraux de division qui désirent la mort du général en chef, jusqu’aux soldats qui désirent la mort des caporaux, tout le monde désire la mort de quelqu’un.

Mais d’Artagnan n’était pas homme à se laisser tuer

comme cela. Après être resté pendant la chaleur du jour évanoui sur le champ de bataille, la fraîcheur de la nuit le fit revenir à lui ; il gagna un village, alla frapper à la porte de la plus belle maison, fut reçu comme le sont partout et toujours les Français, fussent-ils blessés ; il fut choyé, soigné, guéri, et, mieux portant que jamais, il reprit un beau matin le chemin de la France, une fois en France la route de Paris, et une fois à Paris la direction de la rue Tiquetonne.

Mais d’Artagnan trouva sa chambre prise par un porte-

manteau d’homme complet, sauf l’épée, installé contre la muraille.

– Il sera revenu, dit-il ; tant pis et tant mieux !

Il va sans dire que d’Artagnan songeait toujours au mari.

Il s’informa : nouveau garçon, nouvelle servante ; la maî-

tresse était allée à la promenade.

– Seule ! demanda d’Artagnan.

– Avec monsieur.

– Monsieur est donc revenu ?

– Sans doute, répondit naïvement la servante.

– 88 –

– Si j’avais de l’argent, se dit d’Artagnan à lui-même, je m’en irai ; mais je n’en ai pas, il faut demeurer et suivre les conseils de mon hôtesse, en traversant les projets conjugaux de cet importun revenant.

Il achevait ce monologue, ce qui prouve que dans les grandes circonstances rien n’est plus naturel que le monologue, quand la servante, qui guettait à la porte, s’écria tout à coup :

– Ah, tenez ! justement voici madame qui revient avec

monsieur.

D’Artagnan jeta les yeux au loin dans la rue et vit en effet, au tournant de la rue Montmartre, l’hôtesse qui revenait suspendue au bras d’un énorme Suisse, lequel se dandinait en marchant avec des airs qui rappelèrent agréablement Porthos à son ancien ami.

– C’est là monsieur ? se dit d’Artagnan. Oh ! oh ! il a fort grandi, ce me semble !

Et il s’assit dans la salle, dans un endroit parfaitement en vue.

L’hôtesse en entrant aperçut tout d’abord d’Artagnan et je-ta un petit cri.

À ce petit cri, d’Artagnan se jugeant reconnu se leva, courut à elle et l’embrassa tendrement.

Le Suisse regardait d’un air stupéfait l’hôtesse qui demeurait toute pâle.

– Ah ! c’est vous, monsieur ! Que me voulez-vous. deman-da-t-elle dans le plus grand trouble.

– 89 –

– Monsieur est votre cousin ? Monsieur est votre frère ? dit d’Artagnan sans se déconcerter aucunement dans le rôle qu’il jouait.

Et, sans attendre qu’elle répondît, il se jeta dans les bras de l’Helvétien, qui le laissa faire avec une grande froideur.

– Quel est cet homme ? demanda-t-il.

L’hôtesse ne répondit que par des suffocations.

– Quel est ce Suisse ? demanda d’Artagnan.

– Monsieur va m’épouser, répondit l’hôtesse entre deux spasmes.

– Votre mari est donc mort enfin ?

– Que vous imborde ? répondit le Suisse.

– Il m’imborde beaucoup, répondit d’Artagnan, attendu

que vous ne pouvez épouser madame sans mon consentement et que…

– Et gue ?… demanda le Suisse.

– Et gue… je ne le donne pas, dit le mousquetaire.

Le Suisse devint pourpre comme une pivoine ; il portait son bel uniforme doré, d’Artagnan était enveloppé d’une espèce de manteau gris ; le Suisse avait six pieds, d’Artagnan n’en avait guère plus de cinq ; le Suisse se croyait chez lui, d’Artagnan lui sembla un intrus.