– C’est bien. Allons.
Ils descendirent alors vers la Tamise. Une petite barque était amarrée au rivage par une chaîne de fer fixée à un pieu.
Groslow tira la barque à lui, l’assura tandis que Mordaunt descendait dedans, puis il sauta à son tour, et, presque aussitôt saisissant les avirons, il se mit à ramer de manière à prouver à Mordaunt la vérité de ce qu’il avait avancé, c’est-à-dire qu’il n’avait pas oublié son métier de marin.
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Au bout de cinq minutes on fut dégagé de ce monde de bâ-
timents qui, à cette époque déjà, encombraient les approches de Londres, et Mordaunt put voir, comme un point sombre, la petite felouque se balançant à l’ancre à quatre ou cinq encablures de l’île des Chiens.
En approchant de l’Éclair, Groslow siffla d’une certaine fa-
çon, et vit la tête d’un homme apparaître au-dessus de la muraille.
– Est-ce vous, capitaine ? demanda cet homme.
– Oui, jette l’échelle.
Et Groslow, passant léger et rapide comme une hirondelle sous le beaupré, vint se ranger bord à bord avec lui.
– Montez, dit Groslow à son compagnon.
Mordaunt, sans répondre, saisit la corde et grimpa le long des flancs du navire avec une agilité et un aplomb peu ordinaires aux gens de terre ; mais son désir de vengeance lui tenait lieu d’habitude et le rendait apte à tout.
Comme l’avait prévu Groslow, le matelot de garde à bord de l’Éclair ne parut pas même remarquer que son patron revenait accompagné.
Mordaunt et Groslow s’avancèrent vers la chambre du capitaine. C’était une espèce de cabine provisoire bâtie en planches sur le pont.
L’appartement d’honneur avait été cédé par le capitaine Roggers à ses passagers.
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– Et eux, demanda Mordaunt, où sont-ils ?
– À l’autre extrémité du bâtiment, répondit Groslow.
– Et ils n’ont rien à faire de ce côté ?
– Rien absolument.
– À merveille ! Je me tiens caché chez vous. Retournez à Greenwich et ramenez-les. Vous avez une chaloupe ?
– Celle dans laquelle nous sommes venus.
– Elle m’a paru légère et bien taillée.
– Une véritable pirogue.
– Amarrez-la à la poupe avec une liasse de chanvre, mettez-y les avirons afin qu’elle suive dans le sillage et qu’il n’y ait que la corde à couper. Munissez-la de rhum et de biscuits. Si par hasard la mer était mauvaise, vos hommes ne seraient pas fâ-
chés de trouver sous leur main de quoi se réconforter.
– Il sera fait comme vous dites. Voulez-vous visiter la sainte-barbe !
– Non, à votre retour. Je veux placer la mèche moi-même, pour être sûr qu’elle ne fera pas long feu. Surtout cachez bien votre visage, qu’ils ne vous reconnaissent pas.
– Soyez donc tranquille.
– Allez, voilà dix heures qui sonnent à Greenwich.
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En effet, les vibrations d’une cloche dix fois répétées traversèrent tristement l’air chargé de gros nuages qui roulaient au ciel pareils à des vagues silencieuses.
Groslow repoussa la porte, que Mordaunt ferma en dedans, et, après avoir donné au matelot de garde l’ordre de veiller avec la plus grande attention, il descendit dans sa barque, qui s’éloigna rapidement, écumant le flot de son double aviron.
Le vent était froid et la jetée déserte lorsque Groslow aborda à Greenwich ; plusieurs barques venaient de partir à la marée pleine. Au moment où Groslow prit terre, il entendit comme un galop de chevaux sur le chemin pavé de galets.
– Oh ! oh ! dit-il, Mordaunt avait raison de me presser. Il n’y avait pas de temps de perdre ; les voici.
En effet, c’étaient nos amis ou plutôt leur avant-garde composée de d’Artagnan et d’Athos. Arrivés en face de l’endroit où se tenait Groslow, ils s’arrêtèrent comme s’ils eussent deviné que celui à qui ils avaient affaire était là. Athos mit pied à terre et déroula tranquillement un mouchoir dont les quatre coins étaient noués, et qu’il fit flotter au vent, tandis que d’Artagnan, toujours prudent, restait à demi penché sur son cheval, une main enfoncée dans les fontes.
Groslow, qui, dans le doute où il était que les cavaliers fussent bien ceux qu’il attendait, s’était accroupi derrière un de ces canons plantés dans le sol et qui servent à enrouler les câbles, se leva alors, en voyant le signal convenu, et marcha droit aux gentilshommes. Il était tellement encapuchonné dans son caban, qu’il était impossible de voir sa figure. D’ailleurs la nuit était si sombre, que cette précaution était superflue.
Cependant l’œil perçant d’Athos devina, malgré l’obscurité, que ce n’était pas Roggers qui était devant lui.
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– Que voulez-vous ? dit-il à Groslow en faisant un pas en arrière.
– Je veux vous dire, milord, répondit Groslow en affectant l’accent irlandais, que vous cherchez le patron Roggers, mais que vous cherchez vainement.
– Comment cela ? demanda Athos.
– Parce que ce matin il est tombé d’un mât de hune et qu’il s’est cassé la jambe. Mais je suis son cousin ; il m’a conté toute l’affaire et m’a chargé de reconnaître pour lui et de conduire à sa place, partout où ils le désireraient, les gentilshommes qui m’apporteraient un mouchoir noué aux quatre coins comme celui que vous tenez à la main et comme celui que j’ai dans ma poche.
Et à ces mots Groslow tira de sa poche le mouchoir qu’il avait déjà montré à Mordaunt.
– Est-ce tout ? demanda Athos.
– Non pas, milord ; car il y a encore soixante-quinze livres promises si je vous débarque sains et saufs à Boulogne ou sur tout autre point de la France que vous m’indiquerez.
– Que dites-vous de cela, d’Artagnan ? demanda Athos en français.
– Que dit-il, d’abord ? répondit celui-ci.
– Ah ! c’est vrai, dit Athos ; j’oubliais que vous n’entendez pas l’anglais.
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Et il redit à d’Artagnan la conversation qu’il venait d’avoir avec le patron.
– Cela me paraît assez vraisemblable, dit le Gascon.
– Et à moi aussi, répondit Athos.
– D’ailleurs, reprit d’Artagnan, si cet homme nous trompe, nous pourrons toujours lui brûler la cervelle.
– Et qui nous conduira ?
– Vous, Athos ; vous savez tant de choses, que je ne doute pas que vous ne sachiez conduire un bâtiment.
– Ma foi, dit Athos avec un sourire, tout en plaisantant, ami, vous avez presque rencontré juste ; j’étais destiné par mon père à servir dans la marine, et j’ai quelques vagues notions du pilotage.
– Voyez-vous ! s’écria d’Artagnan.
– Allez donc chercher nos amis, d’Artagnan, et revenez, il est onze heures, nous n’avons pas de temps à perdre.
D’Artagnan s’avança vers deux cavaliers qui, le pistolet au poing, se tenaient en vedette aux premières maisons de la ville, attendant et surveillant sur le revers de la route et rangés contre une espèce de hangar ; trois autres cavaliers faisaient le guet et semblaient attendre aussi.
Les deux vedettes du milieu de la route étaient Porthos et Aramis.
Les trois cavaliers du hangar étaient Mousqueton, Blaisois et Grimaud ; seulement ce dernier, en y regardant de plus près,
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était double, car il avait en croupe Parry, qui devait ramener à Londres les chevaux des gentilshommes et de leurs gens, vendus à l’hôte pour payer les dettes qu’ils avaient faites chez lui. Grâce à ce coup de commerce, les quatre amis avaient pu emporter avec eux une somme sinon considérable, du moins suffisante pour faire face aux retards et aux éventualités.