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– La chaloupe suit en laisse, nous gagnerons la chaloupe et nous couperons la laisse. Voilà tout. Allons, messieurs.

– Un instant, dit Athos ; les laquais ?

– Nous voici, dirent Mousqueton et Blaisois, que Grimaud avait été chercher pour concentrer toutes les forces dans la cabine, et qui, par l’écoutille qui touchait presque à la porte, étaient entrés sans être vus.

Cependant les trois amis étaient restés immobiles devant le terrible spectacle que leur avait découvert d’Artagnan en soulevant le volet et qu’ils voyaient par cette étroite ouverture.

En effet, quiconque a vu ce spectacle une fois sait que rien n’est plus profondément saisissant qu’une mer houleuse, roulant avec de sourds murmures ses vagues noires à la pâle clarté d’une lune d’hiver.

– Cordieu ! dit d’Artagnan, nous hésitons, ce me semble !

Si nous hésitons, nous, que feront donc les laquais ?

– 1088 –

– Je n’hésite pas, moi, dit Grimaud.

– Monsieur, dit Blaisois, je ne sais nager que dans les riviè-

res, je vous en préviens.

– Et moi, je ne sais pas nager du tout, dit Mousqueton.

Pendant ce temps, d’Artagnan s’était glissé par l’ouverture.

– Vous êtes donc décidé, ami ? dit Athos.

– Oui, répondit le Gascon. Allons, Athos, vous qui êtes l’homme parfait, dites à l’esprit de dominer la matière. Vous, Aramis, donnez le mot aux laquais. Vous, Porthos, tuez tout ce qui nous fera obstacle.

Et d’Artagnan, après avoir serré la main d’Athos, choisit le moment où par un mouvement de tangage la felouque plongeait de l’arrière ; de sorte qu’il n’eut qu’à se laisser glisser dans l’eau, qui l’enveloppait déjà jusqu’à la ceinture.

Athos le suivit avant même que la felouque fût relevée ; après Athos elle se releva, et l’on vit se tendre et sortir de l’eau le câble qui attachait la chaloupe.

D’Artagnan nagea vers ce câble et l’atteignit.

Là il attendit suspendu à ce câble par une main et la tête seule à fleur d’eau.

Au bout d’une seconde, Athos le rejoignit.

Puis l’on vit au tournant de la felouque poindre deux autres têtes. C’étaient celle d’Aramis et de Grimaud.

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– Blaisois m’inquiète, dit Athos. N’avez-vous pas entendu, d’Artagnan, qu’il a dit qu’il ne savait nager que dans les riviè-

res ? – Quand on sait nager, on nage partout, dit d’Artagnan ; à la barque ! à la barque !

– Mais Porthos ? je ne le vois pas.

– Porthos va venir, soyez tranquille, il nage comme Lévia-than lui-même.

En effet Porthos ne paraissait point ; car une scène, moitié burlesque, moitié dramatique, se passait entre lui, Mousqueton et Blaisois.

Ceux-ci, épouvantés par le bruit de l’eau, par le sifflement du vent, effarés par la vue de cette eau noire bouillonnant dans le gouffre, reculaient au lieu d’avancer.

– Allons ! allons ! dit Porthos, à l’eau !

– Mais, monsieur, disait Mousqueton, je ne sais pas nager, laissez-moi ici.

– Et moi aussi, monsieur, disait Blaisois.

– Je vous assure que je vous embarrasserai dans cette petite barque, reprit Mousqueton.

– Et moi je me noierai bien sûr avant que d’y arriver, continuait Blaisois.

– Ah çà, je vous étrangle tous deux si vous ne sortez pas, dit Porthos en les saisissant à la gorge. En avant, Blaisois !

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Un gémissement étouffé par la main de fer de Porthos fut toute la réponse de Blaisois, car le géant, le tenant par le cou et par les pieds, le fit glisser comme une planche par la fenêtre et l’envoya dans la mer tête en bas.

– Maintenant, Mouston, dit Porthos, j’espère que vous

n’abandonnerez pas votre maître.

– Ah ! monsieur, dit Mousqueton les larmes aux yeux,

pourquoi avez-vous repris du service ? nous étions si bien au château de Pierrefonds !

Et sans autre reproche, devenu pensif et obéissant, soit par dévouement réel, soit par l’exemple donné à l’égard de Blaisois, Mousqueton donna tête baissée dans la mer.

Action sublime en tout cas, car Mousqueton se croyait

mort.

Mais Porthos n’était pas homme à abandonner ainsi son fi-dèle compagnon. Le maître suivit de si près son valet, que la chute des deux corps ne fit qu’un seul et même bruit ; de sorte que lorsque Mousqueton revint sur l’eau tout aveuglé, il se trouva retenu par la large main de Porthos, et put, sans avoir besoin de faire aucun mouvement, s’avancer vers la corde avec la majesté d’un dieu marin.

Au même instant, Porthos vit tourbillonner quelque chose à la portée de son bras. Il saisit ce quelque chose par la chevelure : c’était Blaisois, au-devant duquel venait déjà Athos.

– Allez, allez, comte, dit Porthos, je n’ai pas besoin de vous.

Et en effet, d’un coup de jarret vigoureux, Porthos se dressa comme le géant Adamastor au-dessus de la lame, et en trois élans il se trouva avoir rejoint ses compagnons.

– 1091 –

D’Artagnan, Aramis et Grimaud aidèrent Mousqueton et

Blaisois à monter ; puis vint le tour de Porthos, qui, en enjambant par-dessus le bord, manqua de faire chavirer la petite embarcation.

– Et Athos ? demanda d’Artagnan.

– Me voici ! dit Athos, qui, comme un général soutenant la retraite, n’avait voulu monter que le dernier et se tenait au rebord de la barque. Êtes-vous tous réunis ?

– Tous, dit d’Artagnan. Et vous, Athos, avez-vous votre poignard ?

– Oui.

– Alors coupez le câble et venez.

Athos tira un poignard acéré de sa ceinture et coupa la corde ; la felouque s’éloigna ; la barque resta stationnaire, sans autre mouvement que celui que lui imprimaient les vagues.

– Venez, Athos ! dit d’Artagnan.

Et il tendit la main au comte de La Fère, qui prit à son tour place dans le bateau.

– Il était temps, dit le Gascon, et vous allez voir quelque chose de curieux.

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LXXVIII. Fatality

En effet, d’Artagnan achevait à peine ces paroles qu’un coup de sifflet retentit sur la felouque, qui commençait à s’enfoncer dans la brume et dans l’obscurité.

– Ceci, comme vous le comprenez bien, reprit le Gascon, veut dire quelque chose.

En ce moment on vit un falot apparaître sur le pont et dessiner des ombres à l’arrière.

Soudain un cri terrible, un cri de désespoir traversa

l’espace ; et comme si ce cri eût chassé les nuages, le voile qui cachait la lune s’écarta, et l’on vit se dessiner sur le ciel, argenté d’une pâle lumière, la voilure grise et les cordages noirs de la felouque.

Des ombres couraient éperdues sur le navire, et des cris lamentables accompagnaient ces promenades insensées.

Au milieu de ces cris, on vit apparaître, sur le couronnement de la poupe, Mordaunt, une torche à la main.

Ces ombres qui couraient éperdues sur le navire, c’était Groslow qui, à l’heure indiquée par Mordaunt, avait rassemblé ses hommes ; tandis que celui-ci, après avoir écouté à la porte de la cabine si les mousquetaires dormaient toujours, était descendu dans la cale, rassuré par le silence.

En effet, qui eût pu soupçonner ce qui venait de se passer ?