Выбрать главу

– Bravo, Athos ! dit Aramis avec une effusion bien rare chez lui.

– Le beau coup ! s’écria Porthos.

– J’avais un fils, dit Athos, j’ai voulu vivre.

– Enfin, dit d’Artagnan, voilà où Dieu a parlé.

– Ce n’est pas moi qui l’ai tué, murmura Athos, c’est le destin.

– 1104 –

LXXIX. Où, après avoir manqué d’être rôti,

Mousqueton manqua d’être mangé

Un profond silence régna longtemps dans le canot après la scène terrible que nous venons de raconter. La lune, qui s’était montrée un instant comme si Dieu eût voulu qu’aucun détail de cet événement ne restât caché aux yeux des spectateurs, disparut derrière les nuages ; tout rentra dans cette obscurité si effrayante dans tous les déserts et surtout dans ce désert liquide qu’on appelle l’Océan, et l’on n’entendit plus que le sifflement du vent d’ouest dans la crête des lames.

Porthos rompit le premier le silence.

– J’ai vu bien des choses, dit-il, mais aucune ne m’a ému comme celle que je viens de voir. Cependant, tout troublé que je suis, je vous déclare que je me sens excessivement heureux. J’ai cent livres de moins sur la poitrine, et je respire enfin librement.

En effet, Porthos respira avec un bruit qui faisait honneur au jeu puissant de ses poumons.

– Pour moi, dit Aramis, je n’en dirai pas autant que vous, Porthos ; je suis encore épouvanté. C’est au point que je n’en crois pas mes yeux, que je doute de ce que j’ai vu, que je cherche tout autour du canot, et que je m’attends à chaque minute à voir reparaître ce misérable tenant à la main le poignard qu’il avait dans le cœur.

– Oh ! moi, je suis tranquille, reprit Porthos ; le coup lui a été porté vers la sixième côte et enfoncé jusqu’à la garde. Je ne vous en fais pas un reproche, Athos, au contraire. Quand on

– 1105 –

frappe, c’est comme cela qu’il faut frapper. Aussi je vis à pré-

sent, je respire, je suis joyeux.

– Ne vous hâtez pas de chanter victoire, Porthos ! dit d’Artagnan. Jamais nous n’avons couru un danger plus grand qu’à cette heure ; car un homme vient à bout d’un homme, mais non pas d’un élément. Or, nous sommes en mer la nuit, sans guide, dans une frêle barque ; qu’un coup de vent fasse chavirer le canot, et nous sommes perdus.

Mousqueton poussa un profond soupir.

– Vous êtes ingrat, d’Artagnan, dit Athos ; oui, ingrat de douter de la Providence au moment où elle vient de nous sauver tous d’une façon si miraculeuse. Croyez-vous qu’elle nous ait fait passer, en nous guidant par la main, à travers tant de périls, pour nous abandonner ensuite ? Non pas. Nous sommes partis par un vent d’ouest, ce vent souffle toujours. Athos s’orienta sur l’étoile polaire. Voici le Chariot, par conséquent là est la France.

Laissons-nous aller au vent, et tant qu’il ne changera point il nous poussera vers les côtes de Calais ou de Boulogne. Si la barque chavire, nous sommes assez forts et assez bons nageurs, à nous cinq du moins, pour la retourner, ou pour nous attacher à elle si cet effort est au-dessus de nos forces. Or, nous nous trouvons sur la route de tous les vaisseaux qui vont de Douvres à Calais et de Portsmouth à Boulogne ; si l’eau conservait leurs traces, leur sillage eût creusé une vallée à l’endroit même où nous sommes. Il est donc impossible qu’au jour nous ne rencontrions pas quelque barque de pêcheur qui nous recueillera.

– Mais si nous n’en rencontrions point, par exemple, et que le vent tournât au nord !

– Alors, dit Athos, c’est autre chose, nous ne retrouverions la terre que de l’autre côté de l’Atlantique.

– 1106 –

– Ce qui veut dire que nous mourrions de faim, reprit

Aramis.

– C’est plus que probable, dit le comte de La Fère.

Mousqueton poussa un second soupir plus douloureux en-

core que le premier.

– Ah ! çà ! Mouston, demanda Porthos, qu’avez-vous donc à gémir toujours ainsi ? cela devient fastidieux !

– J’ai que j’ai froid, monsieur, dit Mousqueton.

– C’est impossible, dit Porthos.

– Impossible ? dit Mousqueton étonné.

– Certainement. Vous avez le corps couvert d’une couche de graisse qui le rend impénétrable à l’air. Il y a autre chose, parlez franchement.

– Eh bien, oui, monsieur, et c’est même cette couche de graisse, dont vous me glorifiez, qui m’épouvante, moi !

– Et pourquoi cela, Mouston ? parlez hardiment, ces messieurs vous le permettent.

– Parce que, monsieur, je me rappelais que dans la bibliothèque du château de Bracieux il y a une foule de livres de voyages, et parmi ces livres de voyages ceux de Jean Mocquet, le fameux voyageur du roi Henri IV.

– Après ?

– 1107 –

– Eh bien ! monsieur, dit Mousqueton, dans ces livres il est fort parlé d’aventures maritimes et d’événements semblables à celui qui nous menace en ce moment !

– Continuez, Mouston, dit Porthos, cette analogie est

pleine d’intérêt.

– Eh bien, monsieur, en pareil cas, les voyageurs affamés, dit Jean Mocquet, ont l’habitude affreuse de se manger les uns les autres et de commencer par…

– Par le plus gras

! s’écria d’Artagnan ne pouvant

s’empêcher de rire, malgré la gravité de la situation.

– Oui, monsieur, répondit Mousqueton, un peu abasourdi de cette hilarité, et permettez-moi de vous dire que je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de risible là-dedans.

– C’est le dévouement personnifié que ce brave Mousqueton ! reprit Porthos. Gageons que tu te voyais déjà dépecé et mangé par ton maître ?

– Oui, monsieur, quoique cette joie que vous devinez en moi ne soit pas, je vous l’avoue, sans quelque mélange de tristesse. Cependant je ne me regretterais pas trop, monsieur, si en mourant j’avais la certitude de vous être utile encore.

– Mouston, dit Porthos attendri, si nous revoyons jamais mon château de Pierrefonds, vous aurez, en toute propriété, pour vous et vos descendants, le clos de vignes qui surmonte la ferme.

– Et vous le nommerez la vigne du Dévouement, Mouston, dit Aramis, pour transmettre aux derniers âges le souvenir de votre sacrifice.

– 1108 –

– Chevalier, dit d’Artagnan en riant à son tour, vous eussiez mangé du Mouston sans trop de répugnance, n’est-ce pas, surtout après deux ou trois jours de diète ?

– Oh ! ma foi, non, reprit Aramis, j’eusse mieux aimé Blaisois : il y a moins longtemps que nous le connaissons.

On conçoit que pendant cet échange de plaisanteries, qui avaient pour but surtout d’écarter de l’esprit d’Athos la scène qui venait de se passer, à l’exception de Grimaud, qui savait qu’en tout cas le danger, quel qu’il fût, passerait au-dessus de sa tête, les valets ne fussent point tranquilles.

Aussi Grimaud, sans prendre aucune part à la conversa-

tion, et muet, selon son habitude, s’escrimait-il de son mieux, un aviron de chaque main.

– Tu rames donc, toi ? dit Athos.

Grimaud fit signe que oui.

– Pourquoi rames-tu ?

– Pour avoir chaud.

En effet, tandis que les autres naufragés grelottaient de froid, le silencieux Grimaud suait à grosses gouttes.

Tout à coup Mousqueton poussa un cri de joie en élevant au-dessus de sa tête sa main armée d’une bouteille.

– Oh ! dit-il en passant la bouteille à Porthos, oh ! monsieur, nous sommes sauvés ! la barque est garnie de vivres.