– Ah ! mon ami, dit Athos, comme j’admirerais les ressources de votre tête, si je ne m’arrêtais pas, pour les adorer, à celles de votre cœur.
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Et il tendit la main à d’Artagnan.
– Est-ce que le renard a du génie, Athos ? dit le Gascon avec un mouvement d’épaules. Non, il sait croquer les poules, dépister les chasseurs et retrouver son chemin le jour comme la nuit, voilà tout. Eh bien, est-ce dit ?
– C’est dit.
– Alors, partageons l’argent, reprit d’Artagnan, il doit rester environ deux cents pistoles. Combien reste-t-il, Grimaud ?
– Cent quatre-vingts demi-louis, monsieur.
– C’est cela. Ah ! vivat ! voilà le soleil ! Bonjour, ami soleil !
Quoique tu ne sois pas le même que celui de la Gascogne, je te reconnais ou je fais semblant de te reconnaître. Bonjour. Il y avait bien longtemps que je ne t’avais vu.
– Allons, allons, d’Artagnan, dit Athos, ne faites pas l’esprit fort, vous avez les larmes aux yeux. Soyons toujours francs entre nous, cette franchise dût-elle laisser voir nos bonnes qualités.
– Eh mais, dit d’Artagnan, est-ce que vous croyez, Athos, qu’on quitte de sang-froid et dans un moment qui n’est pas sans danger deux amis comme vous et Aramis ?
– Non, dit Athos ; aussi venez dans mes bras, mon fils !
– Mordieu ! dit Porthos en sanglotant, je crois que je pleure ; comme c’est bête !
Et les quatre amis se jetèrent en un seul groupe dans les bras les uns des autres. Ces quatre hommes, réunis par l’étreinte fraternelle, n’eurent certes qu’une âme en ce moment.
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Blaisois et Grimaud devaient suivre Athos et Aramis.
Mousqueton suffisait à Porthos et à d’Artagnan.
On partagea, comme on avait toujours fait, l’argent avec une fraternelle régularité ; puis après s’être individuellement serré la main et s’être mutuellement réitéré l’assurance d’une amitié éternelle, les quatre gentilshommes se séparèrent pour prendre chacun la route convenue, non sans se retourner, non sans se renvoyer encore d’affectueuses paroles que répétaient les échos de la dune.
Enfin ils se perdirent de vue.
– Sacrebleu ! d’Artagnan, dit Porthos, il faut que je vous dise cela tout de suite, car je ne saurais jamais garder sur le cœur quelque chose contre vous, je ne vous ai pas reconnu dans cette circonstance !
– Pourquoi ? demanda d’Artagnan avec son fin sourire.
– Parce que si, comme vous le dites, Athos et Aramis courent un véritable danger, ce n’est pas le moment de les abandonner. Moi, je vous avoue que j’étais tout prêt à les suivre et que je le suis encore à les rejoindre malgré tous les Mazarins de la terre.
– Vous auriez raison, Porthos, s’il en était ainsi, dit d’Artagnan ; mais apprenez une toute petite chose, qui cependant, toute petite qu’elle est, va changer le cours de vos idées : c’est que ce ne sont pas ces messieurs qui courent le plus grave danger, c’est nous ; c’est que ce n’est point pour les abandonner que nous les quittons, mais pour ne pas les compromettre.
– Vrai ? dit Porthos en ouvrant de grands yeux étonnés.
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– Eh ! sans doute : qu’ils soient arrêtés, il y va pour eux de la Bastille tout simplement ; que nous le soyons, nous, il y va de la place de Grève.
– Oh ! oh ! dit Porthos, il y a loin de là à cette couronne de baron que vous me promettiez, d’Artagnan !
– Bah ! pas si loin que vous le croyez, peut-être, Porthos, vous connaissez le proverbe : « Tout chemin mène à Rome. »
– Mais pourquoi courons-nous des dangers plus grands
que ceux que courent Athos et Aramis ? demanda Porthos.
– Parce qu’ils n’ont fait, eux, que de suivre la mission qu’ils avaient reçue de la reine Henriette, et que nous avons trahi, nous, celle que nous avons reçue de Mazarin ; parce que, partis comme messagers à Cromwell, nous sommes devenus partisans du roi Charles ; parce que, au lieu de concourir à faire tomber sa tête royale condamnée par ces cuistres qu’on appelle
MM. Mazarin, Cromwell, Joyce, Pride, Fairfax, etc., nous avons failli le sauver.
– C’est, ma foi, vrai, dit Porthos ; mais comment voulez-vous, mon cher ami, qu’au milieu de ces grandes préoccupations le général Cromwell ait eu le temps de penser…
– Cromwell pense à tout, Cromwell a du temps pour tout ; et, croyez-moi, cher ami, ne perdons pas le nôtre, il est précieux.
Nous ne serons en sûreté qu’après avoir vu Mazarin, et encore…
– Diable ! dit Porthos, et que lui dirons-nous à Mazarin ?
– Laissez-moi faire, j’ai mon plan ; rira bien qui rira le dernier. M. Cromwell est bien fort ; M. Mazarin est bien rusé, mais
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j’aime encore mieux faire de la diplomatie contre eux que contre feu M. Mordaunt.
– Tiens ! dit Porthos, c’est agréable de dire feu monsieur Mordaunt.
– Ma foi, oui ! dit d’Artagnan ; mais en route !
Et tous deux, sans perdre un instant, se dirigèrent à vue de pays vers la route de Paris, suivis de Mousqueton, qui, après avoir eu trop froid toute la nuit, avait déjà trop chaud au bout d’un quart d’heure.
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LXXX. Retour
Athos et Aramis avaient pris l’itinéraire que leur avait indiqué d’Artagnan et avaient cheminé aussi vite qu’ils avaient pu. Il leur semblait qu’il serait plus avantageux pour eux d’être arrêtés près de Paris que loin.
Tous les soirs, dans la crainte d’être arrêtés pendant la nuit, ils traçaient soit sur la muraille, soit sur les vitres, le signe de reconnaissance convenu ; mais tous les matins ils se réveillaient libres, à leur grand étonnement.
À mesure qu’ils avançaient vers Paris, les grands événements auxquels ils avaient assisté et qui venaient de bouleverser l’Angleterre s’évanouissaient comme des songes ; tandis qu’au contraire ceux qui pendant leur absence avaient remué Paris et la province venaient au-devant d’eux.
Pendant ces six semaines d’absence, il s’était passé en France tant de petites choses qu’elles avaient presque composé un grand événement. Les Parisiens, en se réveillant le matin sans reine, sans roi, furent fort tourmentés de cet abandon ; et l’absence de Mazarin, si vivement désirée, ne compensa point celle des deux augustes fugitifs.
Le premier sentiment qui remua Paris lorsqu’il apprit la fuite à Saint-Germain, fuite à laquelle nous avons fait assister nos lecteurs, fut donc cette espèce d’effroi qui saisit les enfants lorsqu’ils se réveillent dans la nuit ou dans la solitude. Le parlement s’émut, et il fut décidé qu’une députation irait trouver la reine, pour la prier de ne pas plus longtemps priver Paris de sa royale présence.
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Mais la reine était encore sous la double impression du triomphe de Lens et de l’orgueil de sa fuite si heureusement exécutée. Les députés non seulement n’eurent pas l’honneur d’être reçus par elle, mais encore on les fit attendre sur le grand chemin, où le chancelier, ce même chancelier Séguier que nous avons vu dans la première partie de cet ouvrage poursuivre si obstinément une lettre jusque dans le corset de la reine, vint leur remettre l’ultimatum de la cour, portant que si le parlement ne s’humiliait pas devant la majesté royale en passant condamnation sur toutes les questions qui avaient amené la querelle qui les divisait, Paris serait assiégé le lendemain ; que même déjà, dans la prévision de ce siège, le duc d’Orléans occupait le pont de Saint-Cloud, et que M. le Prince, tout resplendissant encore de sa victoire de Lens, tenait Charenton et Saint-Denis.