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Ils allèrent ainsi jusqu’à Péronne.

Athos commençait à désespérer. Cette noble et intéressante nature se reprochait cette obscurité dans laquelle Aramis et lui se trouvaient. Sans doute ils avaient mal cherché ; sans doute ils n’avaient pas mis dans leurs questions assez de persistance, dans leurs investigations assez de perspicacité. Ils étaient prêts à retourner sur leurs pas, lorsqu’en traversant le faubourg qui conduisait aux portes de la ville, sur un mur blanc qui faisait l’angle d’une rue tournant autour du rempart, Athos jeta les yeux sur un dessin de pierre noire qui représentait, avec la naï-

veté des premières tentatives d’un enfant, deux cavaliers galopant avec frénésie ; l’un des deux cavaliers tenait à la main une pancarte où étaient écrits en espagnol ces mots :

« On nous suit. »

– Oh ! oh ! dit Athos, voilà qui est clair comme le jour. Tout suivi qu’il était, d’Artagnan se sera arrêté cinq minutes ici ; cela prouve au reste qu’il n’était pas suivi de bien près ; peut-être sera-t-il parvenu à s’échapper.

Aramis secoua la tête.

– S’il était échappé, nous l’aurions revu ou nous en aurions au moins entendu parler.

– Vous avez raison, Aramis, continuons.

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Dire l’inquiétude et l’impatience des deux gentilshommes serait chose impossible. L’inquiétude était pour le cœur tendre et amical d’Athos ; l’impatience était pour l’esprit nerveux et si facile à égarer d’Aramis. Aussi galopèrent-ils tous deux pendant trois ou quatre heures avec la frénésie des deux cavaliers de la muraille. Tout à coup, dans une gorge étroite, resserrée entre deux talus, ils virent la route à moitié barrée par une énorme pierre. Sa place primitive était indiquée sur un des côtés du talus, et l’espèce d’alvéole qu’elle y avait laissé, par suite de l’extraction, prouvait qu’elle n’avait pu rouler toute seule, tandis que sa pesanteur indiquait qu’il avait fallu, pour la faire mouvoir, le bras d’un Encelade ou d’un Briarée.

Aramis s’arrêta.

– Oh ! dit-il en regardant la pierre, il y a là-dedans de l’Ajax de Télamon ou du Porthos. Descendons, s’il vous plaît, comte, et examinons ce rocher.

Tous deux descendirent. La pierre avait été apportée dans le but évident de barrer le chemin à des cavaliers. Elle avait donc été placée d’abord en travers ; puis les cavaliers avaient trouvé cet obstacle, étaient descendus et l’avaient écarté.

Les deux amis examinèrent la pierre de tous les côtés exposés à la lumière : elle n’offrait rien d’extraordinaire. Ils appelè-

rent alors Blaisois et Grimaud. À eux quatre, ils parvinrent à retourner le rocher. Sur le côté qui touchait la terre était écrit :

« Huit chevau-légers nous poursuivent. Si nous arrivons jusqu’à Compiègne, nous nous arrêterons au Paon-Couronné ; l’hôte est de nos amis. »

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– Voilà quelque chose de positif, dit Athos, et dans l’un ou l’autre cas nous saurons à quoi nous en tenir. Allons donc au

Paon-Couronné.

– Oui, dit Aramis ; mais si nous voulons y arriver, donnons quelque relâche à nos chevaux ; ils sont presque fourbus.

Aramis disait vrai. On s’arrêta au premier bouchon ; on fit avaler à chaque cheval double mesure d’avoine détrempée dans du vin, on leur donna trois heures de repos et l’on se remit en route. Les hommes eux-mêmes étaient écrasés de fatigue, mais l’espérance les soutenait.

Six heures après, Athos et Aramis entraient à Compiègne et s’informaient du Paon-Couronné. On leur montra une enseigne représentant le dieu Pan avec une couronne sur la tête.

Les deux amis descendirent de cheval sans s’arrêter autrement à la prétention de l’enseigne, que, dans un autre temps, Aramis eût fort critiquée. Ils trouvèrent un brave homme d’hôtelier, chauve et pansu comme un magot de la Chine, auquel ils demandèrent s’il n’avait pas logé plus ou moins longtemps deux gentilshommes poursuivis par des chevau-légers.

L’hôte, sans rien répondre, alla chercher dans un bahut une moitié de lame de rapière.

– Connaissez-vous cela ? dit-il.

Athos ne fit que jeter un coup d’œil sur cette lame.

– C’est l’épée de d’Artagnan, dit-il.

– Du grand ou du petit ? demanda l’hôte.

– Du petit, répondit Athos.

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– Je vois que vous êtes des amis de ces messieurs.

– Eh bien ! que leur est-il arrivé ?

– Qu’ils sont entrés dans ma cour avec des chevaux fourbus, et qu’avant qu’ils aient eu le temps de refermer la grande porte huit chevau-légers qui les poursuivaient sont entrés après eux. – Huit ! dit Aramis, cela m’étonne bien que d’Artagnan et Porthos, deux vaillants de cette nature, se soient laissé arrêter par huit hommes.

– Sans doute, monsieur, et les huit hommes n’en seraient pas venus à bout s’ils n’eussent recruté par la ville une vingtaine de soldats du régiment de Royal-Italien, en garnison dans cette ville, de sorte que vos deux amis ont été littéralement accablés par le nombre.

– Arrêtés ! dit Athos, et sait-on pourquoi ?

– Non, monsieur, on les a emmenés tout de suite, et ils n’ont eu le temps de me rien dire ; seulement, quand ils ont été partis, j’ai trouvé ce fragment d’épée sur le champ de bataille en aidant à ramasser deux morts et cinq ou six blessés.

– Et à eux, demanda Aramis, ne leur est-il rien arrivé ?

– Non, monsieur, je ne crois pas.

– Allons, dit Aramis, c’est toujours une consolation.

– Et savez-vous où on les a conduits ? demanda Athos.

– Du côté de Louvres.

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– Laissons Blaisois et Grimaud ici, dit Athos, ils reviendront demain à Paris avec les chevaux, qui aujourd’hui nous laisseraient en route, et prenons la poste.

– Prenons la poste, dit Aramis.

On envoya chercher des chevaux. Pendant ce temps, les

deux amis dînèrent à la hâte ; ils voulaient, s’ils trouvaient à Louvres quelques renseignements, pouvoir continuer leur route.

Ils arrivèrent à Louvres. Il n’y avait qu’une auberge. On y buvait une liqueur qui a conservé de nos jours sa réputation, et qui s’y fabriquait déjà à cette époque.

– Descendons ici, dit Athos, d’Artagnan n’aura pas manqué cette occasion, non pas de boire un verre de liqueur, mais de nous laisser un indice.

Ils entrèrent et demandèrent deux verres de liqueur sur le comptoir, comme avaient dû les demander d’Artagnan et Porthos. Le comptoir sur lequel on buvait d’habitude était recouvert d’une plaque d’étain. Sur cette plaque on avait écrit avec la pointe d’une grosse épingle : « Rueil, D. »

– Ils sont à Rueil ! dit Aramis, que cette inscription frappa le premier.

– Allons donc à Rueil, dit Athos.

– C’est nous jeter dans la gueule du loup, dit Aramis.

– Si j’eusse été l’ami de Jonas comme je suis celui de d’Artagnan, dit Athos, je l’eusse suivi jusque dans le ventre de la baleine et vous en feriez autant que moi, Aramis.

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– Décidément, mon cher comte, je crois que vous me faites meilleur que je ne suis. Si j’étais seul, je ne sais pas si j’irais ainsi à Rueil sans de grandes précautions ; mais où vous irez, j’irai.