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tuer pour elle par le duc de Guise, dans un duel sur la place Royale ; puis on avait parlé d’une amitié un peu trop tendre qu’elle aurait eue pour le prince de Condé, son frère, et qui aurait scandalisé les âmes timorées de la cour ; puis enfin, disait-on encore, une haine véritable et profonde avait succédé à cette amitié, et la duchesse de Longueville, en ce moment, avait, disait-on toujours, une liaison politique avec le prince de Marcillac, fils aîné du vieux duc de La Rochefoucauld, dont elle était en train de faire un ennemi à M. le duc de Condé, son frère.

D’Artagnan pensait à toutes ces choses-là. Il pensait que lorsqu’il était au Louvre il avait vu souvent passer devant lui, radieuse et éblouissante, la belle madame de Longueville. Il pensait à Aramis, qui, sans être plus que lui, avait été autrefois l’amant de madame de Chevreuse, qui était à l’autre cour ce que madame de Longueville était à celle-ci. Et il se demandait pourquoi il y a dans le monde des gens qui arrivent à tout ce qu’ils désirent, ceux-ci comme ambition, ceux-là comme amour, tandis qu’il y en a d’autres qui restent, soit hasard, soit mauvaise fortune, soit empêchement naturel que la nature a mis en eux, à moitié chemin de toutes leurs espérances.

Il était forcé de s’avouer que malgré tout son esprit, malgré toute son adresse, il était et resterait probablement de ces derniers, lorsque Planchet s’approcha de lui et lui dit :

– Je parie, monsieur, que vous pensez à la même chose que moi.

– J’en doute, Planchet, dit en souriant d’Artagnan ; mais à quoi penses-tu ?

– Je pense, monsieur, à ces gens de mauvaise mine qui buvaient dans l’auberge où nous nous sommes arrêtés.

– Toujours prudent, Planchet.

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– Monsieur, c’est de l’instinct.

– Eh bien ! voyons, que te dit ton instinct en pareille circonstance ?

– Monsieur, mon instinct me disait que ces gens-là étaient rassemblés dans cette auberge pour un mauvais dessein, et je réfléchissais à ce que mon instinct me disait dans le coin le plus obscur de l’écurie, lorsqu’un homme enveloppé d’un manteau entra dans cette même écurie suivi de deux autres hommes.

– Ah ! ah ! fit d’Artagnan, le récit de Planchet correspondant avec ses précédentes observations. Eh bien ?

– L’un de ces hommes disait :

« – Il doit bien certainement être à Noisy ou y venir ce soir, car j’ai reconnu son domestique.

« – Tu es sûr ? a dit l’homme au manteau.

– Oui, mon prince.

– Mon prince, interrompit d’Artagnan.

– Oui, mon prince. Mais écoutez donc.

« – S’il y est, voyons décidément, que faut-il en faire ? a dit l’autre buveur.

« – Ce qu’il faut en faire ? a dit le prince.

« – Oui. Il n’est pas homme à se laisser prendre comme ce-la, il jouera de l’épée.

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« – Eh bien, il faudra faire comme lui, et cependant tâchez de l’avoir vivant. Avez-vous des cordes pour le lier, et un bâillon pour lui mettre sur la bouche ?

« – Nous avons tout cela.

« – Faites attention qu’il sera, selon toute probabilité, dé-

guisé en cavalier.

« – Oh ! oui, oui, Monseigneur, soyez tranquille.

« – D’ailleurs, je serai là, et je vous guiderai.

« – Vous répondez que la justice…

« – Je réponds de tout, dit le prince. »

« – C’est bon, nous ferons de notre mieux. »

Et sur ce, ils sont sortis de l’écurie.

– Eh bien, dit d’Artagnan, en quoi cela nous regarde-t-il ?

C’est quelqu’une de ces entreprises comme on en fait tous les jours.

– Êtes-vous sûr qu’elle n’est point dirigée contre nous ?

– Contre nous ! et pourquoi ?

– Dame ! repassez leurs paroles : « J’ai reconnu son domestique », a dit l’un, ce qui pourrait bien se rapporter à moi.

– Après ?

« Il doit être à Noisy ou y venir ce soir », a dit l’autre, ce qui pourrait bien se rapporter à vous.

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– Ensuite ?

– Ensuite le prince a dit : « Faites attention qu’il sera, selon toute probabilité, déguisé en cavalier », ce qui me paraît ne pas laisser de doute, puisque vous êtes en cavalier et non en officier de mousquetaires ; eh bien ! que dites-vous de cela ?

– Hélas ! mon cher Planchet ! dit d’Artagnan en poussant un soupir, j’en dis que je n’en suis malheureusement plus au temps où les princes me voulaient faire assassiner. Ah ! celui-là, c’était le bon temps. Sois donc tranquille, ces gens-là n’en veulent point à nous.

– Monsieur est sûr ?

– J’en réponds.

– C’est bien, alors ; n’en parlons plus.

Et Planchet reprit sa place à la suite de d’Artagnan, avec cette sublime confiance qu’il avait toujours eue pour son maître, et que quinze ans de séparation n’avaient point altérée.

On fit ainsi une lieue à peu près.

Au bout de cette lieue, Planchet se rapprocha de d’Artagnan.

– Monsieur, dit-il.

– Eh bien ? fit celui-ci.

– Tenez, monsieur, regardez de ce côté, dit Planchet, ne vous semble-t-il pas au milieu de la nuit voir passer comme des

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ombres ? Écoutez, il me semble qu’on entend des pas de chevaux. – Impossible, dit d’Artagnan, la terre est détrempée par les pluies ; cependant, comme tu me le dis, il me semble voir quelque chose.

Et il s’arrêta pour regarder et écouter.

– Si l’on n’entend point les pas des chevaux, on entend leur hennissement au moins ; tenez.

Et en effet le hennissement d’un cheval vint, en traversant l’espace et l’obscurité, frapper l’oreille de d’Artagnan.

– Ce sont nos hommes qui sont en campagne, dit-il, mais cela ne nous regarde pas, continuons notre chemin.

Et ils se remirent en route.

Une demi-heure après ils atteignaient les premières maisons de Noisy, il pouvait être huit heures et demie à neuf heures du soir.

Selon les habitudes villageoises, tout le monde était couché, et pas une lumière ne brillait dans le village.

D’Artagnan et Planchet continuèrent leur route.

À droite et à gauche de leur chemin se découpait sur le gris sombre du ciel la dentelure plus sombre encore des toits des maisons ; de temps en temps un chien éveillé aboyait derrière une porte, ou un chat effrayé quittait précipitamment le milieu du pavé pour se réfugier dans un tas de fagots, où l’on voyait briller comme des escarboucles ses yeux effarés. C’étaient les seuls êtres vivants qui semblaient habiter ce village.

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Vers le milieu du bourg à peu près, dominant la place principale, s’élevait une masse sombre, isolée entre deux ruelles, et sur la façade de laquelle d’énormes tilleuls étendaient leurs bras décharnés. D’Artagnan examina avec attention la bâtisse.

– Ceci, dit-il à Planchet, ce doit être le château de

l’archevêque, la demeure de la belle madame de Longueville.

Mais le couvent, où est-il ?

– Le couvent, dit Planchet, il est au bout du village, je le connais.

– Eh bien, dit d’Artagnan, un temps de galop jusque-là, Planchet, tandis que je vais resserrer la sangle de mon cheval, et reviens me dire s’il y a quelque fenêtre éclairée chez les jésuites.