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– Ah ! ah ! ah ! fit Porthos écarquillant les yeux à ce dernier mot. – Sous l’autre cardinal, continua d’Artagnan, nous n’avons pas su profiter de la fortune ; c’était le cas pourtant ; je ne dis pas cela pour vous qui avez vos quarante mille livres de rente, et qui me paraissez l’homme le plus heureux de la terre.

Porthos soupira.

– Toutefois, continua d’Artagnan, malgré vos quarante

mille livres de rente, et peut-être même à cause de vos quarante mille livres de rente, il me semble qu’une petite couronne ferait bien sur votre carrosse. Eh ! eh !

– Mais oui, dit Porthos.

– Eh bien ! mon cher, gagnez-la ; elle est au bout de votre épée. Nous ne nous nuirons pas. Votre but à vous, c’est un titre ; mon but, à moi, c’est de l’argent. Que j’en gagne assez pour faire reconstruire Artagnan, que mes ancêtres appauvris par les croi-sades ont laissé tomber en ruine depuis ce temps, et pour acheter une trentaine d’arpents de terre autour, c’est tout ce qu’il faut ; je m’y retire, et j’y meurs tranquille.

– Et moi, dit Porthos, je veux être baron.

– Vous le serez.

– Et n’avez-vous donc point pensé aussi à nos autres amis ?

demanda Porthos.

– Si fait, j’ai vu Aramis.

– Et que désire-t-il, lui ? d’être évêque ?

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– Aramis, dit d’Artagnan, qui ne voulait pas désenchanter Porthos ; Aramis, imaginez-vous, mon cher, qu’il est devenu moine et jésuite, qu’il vit comme un ours : il renonce à tout, et ne pense qu’à son salut. Mes offres n’ont pu le décider.

– Tant pis ! dit Porthos, il avait de l’esprit. Et Athos ?

– Je ne l’ai pas encore vu, mais j’irai le voir en vous quittant. Savez-vous où je le trouverai, lui ?

– Près de Blois, dans une petite terre qu’il a héritée, je ne sais de quel parent.

– Et qu’on appelle ?

– Bragelonne. Comprenez-vous, mon cher, Athos qui était noble comme l’empereur et qui hérite d’une terre qui a titre de comté ! que fera-t-il de tous ces comtés-là ? Comté de la Fère, comté de Bragelonne ?

– Avec cela qu’il n’a pas d’enfants, dit d’Artagnan.

– Heu ! fit Porthos, j’ai entendu dire qu’il avait adopté un jeune homme qui lui ressemble par le visage.

– Athos, notre Athos, qui était vertueux comme Scipion ?

l’avez-vous revu ?

– Non.

– Eh bien ! j’irai demain lui porter de vos nouvelles. J’ai peur, entre nous, que son penchant pour le vin ne l’ait fort vieilli et dégradé.

– Oui, dit Porthos, c’est vrai ; il buvait beaucoup.

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– Puis c’était notre aîné à tous, dit d’Artagnan.

– De quelques années seulement, reprit Porthos ; son air grave le vieillissait beaucoup.

– Oui, c’est vrai. Donc, si nous avons Athos, ce sera tant mieux : si nous ne l’avons pas, eh bien ! nous nous en passerons.

Nous en valons bien douze à nous deux.

– Oui, dit Porthos souriant au souvenir de ses anciens exploits ; mais à nous quatre nous en aurions valu trente-six ; d’autant plus que le métier sera dur, à ce que vous dites.

– Dur pour des recrues, oui ; mais pour nous, non.

– Sera-ce long ?

– Dame ! cela pourra durer trois ou quatre ans.

– Se battra-t-on beaucoup ?

– Je l’espère.

– Tant mieux, au bout du compte, tant mieux ! s’écria Porthos : vous n’avez point idée, mon cher, combien les os me craquent depuis que je suis ici ! Quelquefois le dimanche, en sortant de la messe, je cours à cheval dans les champs et sur les terres des voisins pour rencontrer quelque bonne petite querelle, car je sens que j’en ai besoin ; mais rien, mon cher ! Soit qu’on me respecte, soit qu’on ne craigne, ce qui est bien plus probable, on me laisse fouler les luzernes avec mes chiens, passer sur le ventre à tout le monde, et je reviens, plus ennuyé, voilà tout. Au moins, dites-moi, se bat-on un peu plus facilement à Paris ?

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– Quant à cela, mon cher, c’est charmant ; plus d’édits, plus de gardes du cardinal, plus de Jussac ni d’autres limiers. Mon Dieu ! voyez-vous, sous une lanterne, dans une auberge, partout ; êtes-vous frondeur, on dégaine et tout est dit. M. de Guise a tué M. de Coligny en pleine place Royale, et il n’en a rien été.

– Ah ! voilà qui va bien, alors, dit Porthos.

– Et puis avant peu, continua d’Artagnan, nous aurons des batailles rangées, du canon, des incendies, ce sera très varié.

– Alors, je me décide.

– J’ai donc votre parole ?

– Oui, c’est dit. Je frapperai d’estoc et de taille pour Mazarin. Mais…

– Mais ?

– Mais il me fera baron.

– Eh pardieu ! dit d’Artagnan, c’est arrêté d’avance ; je vous l’ai dit et je vous le répète, je réponds de votre baronnie.

Sur cette promesse, Porthos, qui n’avait jamais douté de la parole de son ami, reprit avec lui le chemin du château.

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XIV. Où il est démontré que, si Porthos était

mécontent de son état, Mousqueton était fort

satisfait du sien

Tout en revenant vers le château et tandis que Porthos nageait dans ses rêves de baronnie, d’Artagnan réfléchissait à la misère de cette pauvre nature humaine, toujours mécontente de ce qu’elle a, toujours désireuse de ce qu’elle n’a pas. À la place de Porthos, d’Artagnan se serait trouvé l’homme le plus heureux de la terre, et pour que Porthos fût heureux, il lui manquait, quoi ? cinq lettres à mettre avant tous ses noms et une petite couronne à faire peindre sur les panneaux de sa voiture.

– Je passerai donc toute ma vie, disait en lui-même

d’Artagnan, à regarder à droite et à gauche sans voir jamais la figure d’un homme complètement heureux.

Il faisait cette réflexion philosophique, lorsque la Providence sembla vouloir lui donner un démenti. Au moment où Porthos venait de le quitter pour donner quelques ordres à son cuisinier, il vit s’approcher de lui Mousqueton. La figure du brave garçon, moins un léger trouble qui, comme un nuage d’été, gazait sa physionomie plutôt qu’elle ne la voilait, paraissait celle d’un homme parfaitement heureux.

– Voilà ce que je cherchais, se dit d’Artagnan ; mais, hélas !

le pauvre garçon ne sait pas pourquoi je suis venu.

Mousqueton se tenait à distance. D’Artagnan s’assit sur un banc et lui fit signe de s’approcher.

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– Monsieur, dit Mousqueton profitant de la permission, j’ai une grâce à vous demander.

– Parle, mon ami, dit d’Artagnan.

– C’est que je n’ose, j’ai peur que vous ne pensiez que la prospérité m’a perdu.

– Tu es donc heureux, mon ami, dit d’Artagnan.

– Aussi heureux qu’il est possible de l’être, et cependant vous pouvez me rendre plus heureux encore.

– Eh bien, parle ! et si la chose dépend de moi, elle est faite.

– Oh ! monsieur, elle ne dépend que de vous.

– J’attends.

– Monsieur, la grâce que j’ai à vous demander, c’est de m’appeler non plus Mousqueton, mais bien Mouston. Depuis que j’ai l’honneur d’être intendant de monseigneur, j’ai pris ce dernier nom, qui est plus digne et sert à me faire respecter de mes inférieurs. Vous savez, monsieur, combien la subordination est nécessaire à la valetaille.