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Malgré la précaution qu’avait prise d’Artagnan de ne pas le tutoyer et de donner à son nom la mesure qu’il ambitionnait, Mousqueton n’en reçut pas moins le coup, et le coup fut si terrible, qu’il sortit tout bouleversé en oubliant de fermer la porte.

– Ce bon Mousqueton, il ne se connaît plus de joie, dit Porthos du ton que Don Quichotte dut mettre à encourager Sancho à seller son grison pour une dernière campagne.

Les deux amis restés seuls se mirent à parler de l’avenir et à faire mille châteaux en Espagne. Le bon vin de Mousqueton leur faisait voir, à d’Artagnan une perspective toute reluisante de quadruples et de pistoles, à Porthos le cordon bleu ! et le manteau ducal. Le fait est qu’ils dormaient sur la table lorsqu’on vint les inviter à passer dans leur lit.

Cependant, dès le lendemain, Mousqueton fut un peu ré-

conforté par d’Artagnan, qui lui annonça que probablement la guerre se ferait toujours au cœur de Paris et à la portée du châ-

teau du Vallon, qui était près de Corbeil ; de Bracieux, qui était près de Melun, et de Pierrefonds, qui était entre Compiègne et Villers-Cotterêts.

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– Mais il me semble qu’autrefois… dit timidement Mous-

queton.

– Oh ! dit d’Artagnan, on ne fait pas la guerre à la manière d’autrefois. Ce sont aujourd’hui affaires diplomatiques, demandez à Planchet.

Mousqueton alla demander ces renseignements à son an-

cien ami, lequel confirma en tout point ce qu’avait dit d’Artagnan ; seulement, ajouta-t-il, dans cette guerre, les prisonniers courent le risque d’être pendus.

– Peste, dit Mousqueton, je crois que j’aime encore mieux le siège de La Rochelle.

Quant à Porthos, après avoir fait tuer un chevreuil à son hôte, après l’avoir conduit de ses bois à sa montagne, de sa montagne à ses étangs, après lui avoir fait voir ses lévriers, sa meute, Gredinet, tout ce qu’il possédait enfin, et fait refaire trois autres repas des plus somptueux, il demanda ses instructions définitives à d’Artagnan, forcé de le quitter pour continuer son chemin.

– Voici, cher ami ! lui dit le messager ; il me faut quatre jours pour aller d’ici à Blois, un jour pour y rester, trois ou quatre jours pour retourner à Paris. Partez donc dans une semaine avec vos équipages ; vous descendrez rue Tiquetonne, à l’hôtel de la Chevrette, et vous attendrez mon retour.

– C’est convenu, dit Porthos.

– Moi je vais faire un tour sans espoir chez Athos, dit d’Artagnan ; mais, quoique je le croie devenu fort incapable, il faut observer les procédés avec ses amis.

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– Si j’allais avec vous, dit Porthos, cela me distrairait peut-

être. – C’est possible, dit d’Artagnan, et moi aussi ; mais vous n’auriez plus le temps de faire vos préparatifs.

– C’est vrai, dit Porthos. Partez donc, et bon courage ; quant à moi, je suis plein d’ardeur.

– À merveille ! dit d’Artagnan.

Et ils se séparèrent sur les limites de la terre de Pierrefonds, jusqu’aux extrémités de laquelle Porthos voulut conduire son ami.

– Au moins, disait d’Artagnan tout en prenant la route de Villers-Cotterêts, au moins je ne serai pas seul. Ce diable de Porthos est encore d’une vigueur superbe. Si Athos vient, eh bien !

nous serons trois à nous moquer d’Aramis, de ce petit frocard à bonnes fortunes.

À Villers-Cotterêts il écrivit au cardinal.

« Monseigneur, j’en ai déjà un à offrir à Votre Éminence, et celui-là vaut vingt hommes. Je pars pour Blois, le comte de La Fère habitant le château de Bragelonne aux environs de cette ville. »

Et sur ce il prit la route de Blois tout en devisant avec Planchet, qui lui était une grande distraction pendant ce long voyage.

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XV. Deux têtes d’ange

Il s’agissait d’une longue route ; mais d’Artagnan ne s’en inquiétait point : il savait que ses chevaux s’étaient rafraîchis aux plantureux râteliers du seigneur de Bracieux. Il se lança donc avec confiance dans les quatre ou cinq journées de marche qu’il avait à faire suivi du fidèle Planchet.

Comme nous l’avons déjà dit, ces deux hommes, pour

combattre les ennuis de la route, cheminaient côte à côte et causaient toujours ensemble. D’Artagnan avait peu à peu dépouillé le maître, et Planchet avait quitté tout à fait la peau du laquais.

C’était un profond matois, qui, depuis sa bourgeoisie improvisée, avait regretté souvent les franches lippées du grand chemin ainsi que la conversation et la compagnie brillante des gentilshommes, et qui, se sentant une certaine valeur personnelle, souffrait de se voir démonétiser par le contact perpétuel des gens à idées plates.

Il s’éleva donc bientôt avec celui qu’il appelait encore son maître au rang de confident. D’Artagnan depuis de longues an-nées n’avait pas ouvert son cœur. Il arriva que ces deux hommes en se retrouvant s’agencèrent admirablement.

D’ailleurs, Planchet n’était pas un compagnon d’aventures tout à fait vulgaire ; il était homme de bon conseil ; sans chercher le danger il ne reculait pas aux coups, comme d’Artagnan avait eu plusieurs fois occasion de s’en apercevoir ; enfin, il avait été soldat, et les armes anoblissaient ; et puis, plus que tout cela, si Planchet avait besoin de lui, Planchet ne lui était pas non plus inutile. Ce fut donc presque sur le pied de deux bons amis que d’Artagnan et Planchet arrivèrent dans le Blaisois.

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Chemin faisant, d’Artagnan disait en secouant la tête et en revenant à cette idée qui l’obsédait sans cesse :

– Je sais bien que ma démarche près d’Athos est inutile et absurde, mais je dois ce procédé à mon ancien ami, homme qui avait l’étoffe en lui du plus noble et du plus généreux de tous les hommes.

– Oh ! M. Athos était un fier gentilhomme ! dit Planchet.

– N’est-ce pas ? reprit d’Artagnan.

– Semant l’argent comme le ciel fait de la grêle, continua Planchet, mettant l’épée à la main avec un air royal. Vous souvient-il, monsieur, du duel avec les Anglais dans l’enclos des Carmes ? Ah ! que M. Athos était beau et magnifique ce jour-là, lorsqu’il dit à son adversaire : « Vous avez exigé que je vous dise mon nom, monsieur ; tant pis pour vous, car je vais être forcé de vous tuer ! » J’étais près de lui et je l’ai entendu. Ce sont mot à mot ses propres paroles. Et ce coup d’œil, monsieur, lorsqu’il toucha son adversaire comme il avait dit, et que son adversaire tomba, sans seulement dire ouf. Ah ! monsieur, je le répète, c’était un fier gentilhomme.

– Oui, dit d’Artagnan, tout cela est vrai comme l’Évangile, mais il aura perdu toutes ces qualités avec un seul défaut.

– Je m’en souviens, dit Planchet, il aimait à boire, ou plutôt il buvait. Mais il ne buvait pas comme les autres. Ses yeux ne disaient rien quand il portait le verre à ses lèvres. En vérité, jamais silence n’a été si parlant. Quant à moi, il me semblait que je l’entendais murmurer : « Entre, liqueur ! et chasse mes chagrins. » Et comme il vous brisait le pied d’un verre ou le cou d’une bouteille ! il n’y avait que lui pour cela.

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– Eh bien ! aujourd’hui, continua d’Artagnan, voici le triste spectacle qui nous attend. Ce noble gentilhomme à l’œil fier, ce beau cavalier si brillant sous les armes, que l’on s’étonnait toujours qu’il tînt une simple épée à la main au lieu d’un bâton de commandement, eh bien ! il se sera transformé en un vieillard courbé, au nez rouge, aux yeux pleurants. Nous allons le trouver couché sur quelque gazon, d’où il nous regardera d’un œil terne, et qui peut-être ne nous reconnaîtra pas. Dieu m’est témoin, Planchet, continua d’Artagnan, que je fuirais ce triste spectacle si je ne tenais à prouver mon respect à cette ombre illustre du glorieux comte de La Fère, que nous avons tant aimé.