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Faible chance! mais l’espoir est si fortement enraciné au cœur de l’homme! Puis, nous étions deux. Enfin je l’affirme bien que cela paraisse improbable -, si je cherchais à détruire en moi toute illusion, si je voulais «désespérer», je ne le pouvais pas!

La collision de la frégate et du cétacé s’était produite vers onze heures du soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu’au lever du soleil. Opération rigoureusement praticable, en nous relayant. La mer assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer du regard ces épaisses ténèbres que rompait seule la phosphorescence provoquée par nos mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur ma main et dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eût dit que nous étions plongés dans un bain de mercure.

Vers une heure du matin, je fus pris d’une extrême fatigue. Mes membres se raidirent sous l’étreinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir, et le soin de notre conservation reposa sur lui seul. J’entendis bientôt haleter le pauvre garçon; sa respiration devint courte et pressée. Je compris qu’il ne pouvait résister longtemps.

«Laisse-moi! laisse-moi! lui dis-je.

– Abandonner monsieur! jamais! répondit-il. Je compte bien me noyer avant lui!»

En ce moment, la lune apparut à travers les franges d’un gros nuage que le vent entraînait dans l’est. La surface de la mer étincela sous ses rayons. Cette bienfaisante lumière ranima nos forces. Ma tête se redressa. Mes regards se portèrent à tous les points de l’horizon. J’aperçus la frégate. Elle était à cinq mille de nous, et ne formait plus qu’une masse sombre, à peine appréciable! Mais d’embarcations, point!

Je voulus crier. A quoi bon, à pareille distance! Mes lèvres gonflées ne laissèrent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et je l’entendis répéter à plusieurs reprises:

«A nous! à nous!»

Nos mouvements un instant suspendus, nous écoutâmes. Et, fût-ce un de ces bourdonnements dont le sang oppressé emplit l’oreille, mais il me sembla qu’un cri répondait au cri de Conseil.

«As-tu entendu? murmurai-je.

– Oui! oui!»

Et Conseil jeta dans l’espace un nouvel appel désespéré.

Cette fois, pas d’erreur possible! Une voix humaine répondait à la nôtre! Était-ce la voix de quelque infortuné, abandonné au milieu de l’Océan, quelque autre victime du choc éprouvé par le navire? Ou plutôt une embarcation de la frégate ne nous hélait-elle pas dans l’ombre?

Conseil fit un suprême effort, et, s’appuyant sur mon épaule, tandis que je résistais dans une dernière convulsion, il se dressa à demi hors de l’eau et retomba épuisé.

«Qu’as-tu vu?

– J’ai vu… murmura-t-il, j’ai vu… mais ne parlons pas… gardons toutes nos forces!…»

Qu’avait-il vu? Alors, je ne sais pourquoi, la pensée du monstre me vint pour la première fois à l’esprit!… Mais cette voix cependant?… Les temps ne sont plus où les Jonas se réfugient dans le ventre des baleines!

Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tête, regardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissance auquel répondait une voix de plus en plus rapprochée. Je l’entendais à peine. Mes forces étaient à bout; mes doigts s’écartaient; ma main ne me fournissait plus un point d’appui; ma bouche, convulsivement ouverte, s’emplissait d’eau salée; le froid m’envahissait. Je relevai la tête une dernière fois, puis, je m’abîmai…

En cet instant, un corps dur me heurta. Je m’y cramponnai. Puis, je sentis qu’on me retirait, qu’on me ramenait à la surface de l’eau, que ma poitrine se dégonflait, et je m’évanouis…

Il est certain que je revins promptement à moi, grâce à de vigoureuses frictions qui me sillonnèrent le corps. J’entr’ouvris les yeux…

«Conseil! murmurai-je.

– Monsieur m’a sonné?» répondit Conseil.

En ce moment, aux dernières clartés de la lune qui s’abaissait vers l’horizon, j’aperçus une figure qui n’était pas celle de Conseil, et que je reconnus aussitôt.

«Ned! m’écriai-je

– En personne, monsieur, et qui court après sa prime! répondit le Canadien.

– Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate?

– Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous, j’ai pu prendre pied presque immédiatement sur un îlot flottant.

– Un îlot?

– Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque.

– Expliquez-vous, Ned.

– Seulement, j’ai bientôt compris pourquoi mon harpon n’avait pu l’entamer et s’était émoussé sur sa peau.

– Pourquoi, Ned, pourquoi?

– C’est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite en tôle d’acier!»

Il faut que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que je contrôle moi-même mes assertions.

Les dernières paroles du Canadien avaient produit un revirement subit dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l’être ou de l’objet à demi immergé qui nous servait de refuge. Je l’éprouvai du pied. C’était évidemment un corps dur, impénétrable, et non pas cette substance molle qui forme la masse des grands mammifères marins.

Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, semblable à celle des animaux antédiluviens, et j’en serais quitte pour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators.

Eh bien! non! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse, poli, non imbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique, et, si incroyable que cela fût, il semblait que, dis-je, il était fait de plaques boulonnées.

Le doute n’était pas possible! L’animal, le monstre, le phénomène naturel qui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé et fourvoyé l’imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien le reconnaître, c’était un phénomène plus étonnant encore, un phénomène de main d’homme.

La découverte de l’existence de l’être le plus fabuleux, le plus mythologique, n’eût pas, au même degré, surpris ma raison. Que ce qui est prodigieux vienne du Créateur, c’est tout simple. Mais trouver tout à coup, sous ses yeux, l’impossible mystérieusement et humainement réalisé, c’était à confondre l’esprit!

Il n’y avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendus sur le dos d’une sorte de bateau sous-marin, qui présentait, autant que j’en pouvais juger, la forme d’un immense poisson d’acier. L’opinion de Ned Land était faite sur ce point. Conseil et moi, nous ne pûmes que nous y ranger.

«Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un mécanisme de locomotion et un équipage pour le manœuvrer?

– Évidemment, répondit le harponneur, et néanmoins, depuis trois heures que j’habite cette île flottante, elle n’a pas donné signé de vie.