– Vous aimez la mer, capitaine.
– Oui! je l’aime! La mer est tout! Elle couvre les sept dixièmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’est l’immense désert où l’homme n’est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La mer n’est que le véhicule d’une surnaturelle et prodigieuse existence; elle n’est que mouvement et amour; c’est l’infini vivant, comme l’a dit un de vos poètes. Et en effet, monsieur le professeur, la nature s’y manifeste par ses trois règnes, minéral, végétal, animal. Ce dernier y est largement représenté par les quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articulés, par cinq classes des mollusques, par trois classes des vertébrés, les mammifères, les reptiles et ces innombrables légions de poissons, ordre infini d’animaux qui compte plus de treize mille espèces, dont un dixième seulement appartient à l’eau douce. La mer est le vaste réservoir de la nature. C’est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencé, et qui sait s’il ne finira pas par elle! Là est la suprême tranquillité. La mer n’appartient pas aux despotes. A sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissance disparaît! Ah! monsieur, vivez, vivez au sein des mers! Là seulement est l’indépendance! Là je ne reconnais pas de maîtres! Là je suis libre!»
Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme qui débordait de lui. S’était-il laissé entraîner au-delà de sa réserve habituelle? Avait-il trop parlé? Pendant quelques instants, il se promena, très agité. Puis, ses nerfs se calmèrent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumée, et, se tournant vers moi:
«Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter le Nautilus, je suis a vos ordres.»
XI LE NAUTILUS
Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, ménagée à l’arrière de la salle, s’ouvrit, et j’entrai dans une chambre de dimension égale à celle que je venais de quitter.
C’était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustés de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livres uniformément reliés. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient à leur partie inférieure par de vastes divans, capitonnés de cuir marron, qui offraient les courbes les plus confortables. De légers pupitres mobiles, en s’écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient d’y poser le livre en lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux déjà vieux. La lumière électrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatre globes dépolis à demi engagés dans les volutes du plafond. Je regardais avec une admiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée, et je ne pouvais en croire mes yeux.
«Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait de s’étendre sur un divan, voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plus d’un palais des continents, et je suis vraiment émerveillé, quand je songe qu’elle peut vous suivre au plus profond des mers.
– Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le professeur? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vous offre-t-il un repos aussi complet?
– Non, monsieur, et je dois ajouter qu’il est bien pauvre auprès du vôtre. Vous possédez la six ou sept mille volumes…
– Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s’est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j’ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l’humanité n’a plus ni pensé, ni écrit. Ces livres, monsieur le professeur, sont d’ailleurs à votre disposition, et vous pourrez en user librement.»
Je remerciai le capitaine Nemo, et je m’approchai des rayons de la bibliothèque. Livres de science, de morale et de littérature, écrits en toute langue, y abondaient; mais je ne vis pas un seul ouvrage d’économie politique; ils semblaient être sévèrement proscrits du bord. Détail curieux, tous ces livres étaient indistinctement classés, en quelque langue qu’ils fussent écrits, et ce mélange prouvait que le capitaine du Nautilus devait lire couramment les volumes que sa main prenait au hasard.
Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d’œuvre des maîtres anciens et modernes, c’est-à-dire tout ce que l’humanité a produit de plus beau dans l’histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à madame Sand. Mais la science, plus particulièrement, faisait les frais de cette bibliothèque; les livres de mécanique, de balistique. d’hydrographie, de météorologie, de géographie, de géologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les ouvrages d’histoire naturelle, et je compris qu’ils formaient la principale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, tout l’Arago, les travaux de Foucault, d’Henry Sainte-Claire Deville, de Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot, de l’abbé Secchi, de Petermann, du commandant Maury, d’Agassis etc. Les mémoires de l’Académie des sciences, les bulletins des diverses sociétés de géographie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m’avaient peut-être valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi les œuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulé les Fondateurs de l’Astronomie me donna même une date certaine; et comme je savais qu’il avait paru dans le courant de 1865, je pus en conclure que l’installation du Nautilus ne remontait pas à une époque postérieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo avait commencé son existence sous-marine. J’espérai, d’ailleurs, que des ouvrages plus récents encore me permettraient de fixer exactement cette époque; mais j’avais le temps de faire cette recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notre promenade à travers les merveilles du Nautilus.
«Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d’avoir mis cette bibliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors de science, et j’en profiterai.
– Cette salle n’est pas seulement une bibliothèque, dit le capitaine Nemo, c’est aussi un fumoir.
– Un fumoir? m’écriai-je. On fume donc à bord?
– Sans doute.
– Alors, monsieur, je suis forcé de croire que vous avez conservé des relations avec La Havane.
– Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax, et, bien qu’il ne vienne pas de La Havane, vous en serez content, si vous êtes connaisseur.»
Je pris le cigare qui m’était offert, et dont la forme rappelait celle du londrès; mais il semblait fabriqué avec des feuilles d’or. Je l’allumai à un petit brasero que supportait un élégant pied de bronze, et j’aspirai ses premières bouffées avec la volupté d’un amateur qui n’a pas fumé depuis deux jours.
«C’est excellent, dis-je, mais ce n’est pas du tabac.
– Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de La Havane ni de l’Orient. C’est une sorte d’algue, riche en nicotine, que la mer me fournit, non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les londrès, monsieur?