— Absolument, vous ne le saviez donc pas ?
Je secoue misérablement la tête.
— Non.
— S'ils plongent dans cette eau, en quelques secondes ils seront anéantis, prophétise mon compagnon.
Je coupe la liaison avec Béru. Si au moins nous étions convenus d'un signal, lui et moi. J'aurais pu envoyer une fusée, tirer un coup de canon, merde, faire quelque chose ! Mais non, rien, il est livré à lui-même ! Quelle abominable chose !
C'est à Marie-Marie que je pense surtout. Marie-Marie, avec ses deux tresses en queue de rat, ses deux dents écartées, ses deux yeux bien ronds comme des boutons de bottine…
J'empoigne mon talkie-walkie (à noter que dans ma barque, je talée mais ne walke pas). Don Enhespez est à l'écoute, le cher homme !
— Où en sommes-nous ? demande le vieux bagnard (il projette de rentrer en France et de se retirer à Aubagne).
— La tuile, mon ami ! Le bout de l'horreur !
Et je lui narre. Ses exclamations angoissées ratifient les affirmations de Tassiépa Sanchez.
— Il faut empêcher cela à tout prix ! déclare le Réhabilité.
— D'accord, mais comment ?
— Je ne sais pas, rétorque-t-il spontanément, car il a l'esprit d'à-propos.
— Vous ne pourriez pas envoyer de toute urgence la vedette automobile jusqu'à l'endroit que Bérurier a prévu pour sortir du camp ?
— Impossible, et cela pour trois raisons : d'abord elle n'aurait pas le temps-matériel d'arriver puisque ma demeure se trouve à huit kilomètres du rio De Profundis, ensuite parce qu'elle se ferait immédiatement repérer et intercepter. Vous n'ignorez pas que si cette exploitation est officiellement réalisée par des techniciens civils, ceux-ci n'en sont pas moins protégés par les militaires rondubraziens (appartenant à des éléments extrémistes de l'armée), troisièmement enfin, le rio De Profundis n'est pas navigable, son cours étant encombré d'arbres morts immergés.
— Alors que faire ? glapis-je. Nous n'avons pas le temps non plus de gagner l'endroit en question avec notre lourde barcasse et son maigre teuf-teuf… Dites, et l'hélicoptère ?
— Vous n'y songez pas, il ne saurait se poser sur le rio De Profundis non plus que dans le camp !
Je racle la gaine de rait du talkie-walkie de mes ongles. Ah ! l'impuissance ! Quel mal cruel !
— Allô, vous êtes toujours là ? demande Enhespez.
— Oui, comme deux ronds de flan. Je voudrais devenir Icare et voler jusqu'à la base pour avertir mon camarade.
Je me prends la tête d'une main ; je me la prendrais bien à deux si je ne tenais l'appareil et même à quatre si j'étais Bouddha Kâpala.
— En somme, murmure Tassiépa Sanchez, leur seule chance d'en réchapper, c'est que leur mission rate !
Moi, vous me connaissez ? Il ne m'en faut pas davantage pour que tout un bigntz se développe dans ma cervelle d'exception :
— Ne quittez pas l'écoute ! fais-je à Enhespez.
Je me rebranche sur Béru. Il est précisément en train de me parler, le bougre.
— …qu'en penser, fait-il, car v'là presque dix brequilles qu'elle a disparu dans la salle du coffiot, Mec.
Il toussote.
— J' sus t'assis sur une plouse, pas loin de la construction dont à propos de laquelle je lui surveille l'entrée. Tout est peinard jusqu'à présent. Des colis chinois me passent devant et me virgulent des regards très rogateurs. Y en a même un qui s'est arrêté pour me mater d'un air surpris et je me suis demandé ce que ce colis fichait. Il était plein de plâtre, d'où j'ai conclu que c'était un colis maçon.
Il continue de radioreporter sans faiblesse.
— Probable qu'elle les a endormis, les rizotos. Seulement j'ai idée qu'elle arrive pas à se faire le coffre. Je vais aller mater. Faut que je m'approche en loucedé. Allez, zou, je dépote…
— Seigneur, monâmélevé-je, fais que ça rate ! Fais que cet empoté de Béru déclenche le signal, qu'on les arrête et je pense de poisson, ce qui aggrave mon angoisse. Tout, mais pas les piranhas !
Maintenant c'est le silence. Un silence interminable, à peine troublé par un léger froissement et, par des heurts menus. Que se passe-t-il ? Pourquoi le Gravos ne parle-t-il plus ? Soudain, je comprends : il n'a plus les boules filtrantes pour se protéger du gaz soporifique et il doit cesser de respirer ! Il joue les pêcheurs de perlouzes, Béru. Combien d'autonomie dans sa cage thoracique ! Une minute ? Je louche sur ma trotteuse. Son aiguille imperturbable tressaille de seconde en seconde…
— On n'entend plus rien ? s'inquiète Tassiépa Sanchez.
Je ne prends même pas la peine de lui répondre. Mon palpitant cogne à trois pulsations par seconde au moins. Ce qui ajoute à l'angoisse de l'instant, ce sont ces petits bruits feutrés qui me parviennent, indiquant que nos appareils continuent de bien fonctionner. Je suis toujours en liaison avec Béru, seulement les sons cessent d'exprimer l'action.
Quatre minutes maintenant que Béru a franchi le seuil de la salle du coffre. Toujours rien. Une nouvelle minute passe, une autre encore… Les gardes vont bientôt se réveiller.
Enfin, un bruit de pas bien martelé. Et puis un cyclone, un typhon, un cataclysme et autres noms comportant un « y » me bourrasquent les tympans. Un écrivain classique déclarerait que ça ressemble à un soufflet de forge. Mais alors, actionné par Vulcain, mes frères ! ça siffle, ça tornade. Une toux sort de cette tempête. La toux grasse de Béru.
Ah, p… de vache de m… de ch… ! glougloute l'exténué. Ah ! vérolerie du Bon Dieu ! Ah ! charogne ambulante !
Un temps… Il essaie de reprendre souffle.
— Tu m'esgourdes toujours, San-A., j'espère… Quel circus, mon mec. Toujours est-il que ça y est ! T'entends, frangin ? En fumaga leur sulfocradingue. Tu parles d'une bobine qu'ils feront… Je te résume rapidos avant de filer dans la flotte avec la gosse, biscotte on ne sait pas ce qui peut arriver, faut donc que je t'affranchissasse… La môme avait bel et bien ouvert le cofiot, seulement elle était trop petite pour cramponner les prouvettes de drogue. Elle a essayé de prendre une chaise, mais une chaise ça mesure plus de trente-huit centimètres de large…
Il cesse de s'adresser à mézigue, pour répondre à des voix qui le questionnent en anglais.
— No, sueur, it is not grave, déclare aimablement le soupeur-man. The petite fille has on lit tombé on the tronche. Look the big boss ! fille is estourbie, do you pigez ? Allez, ma poule, on va faire un petit tour, ça ira mieux, reprend le Précédent Dodu…
Un moment s'écoule, au cours duquel je ne perçois que sa respiration embarrassée. Puis il renoue la converse.
— V'là, on est peinard, gars. Je te termine la môme arrivait pas à atteindre le rayon des drogues. Quand elle m'a vu entrer, cette chérie ; elle s'est enlevée les boules du pif pour me les donner. Je les ai mise, mais elle a pas pu s'empêcher de respirer avant de gerber et elle s'est écroulée avec les guignols. Moi, mission avant tout, contrairement à ce que vous pensiez, j'ai posé ma veste, rentré mes miches et je m'ai coulé entre les rayons lumineux. J'ai ouvert les flacons de sulfocradingue, et le tour était joué. Le temps de ramasser ma petite ronfleuse et c'est en ordre. Maintenant je bombe à l'autre bout du camp, vers la brèche. J'espère que tu nous as déjà espédié le barlu. Tchao, et à bientôt j'espère…
Bien que mon pote ne puisse entendre, malgré moi je crie :
— Non, Béru !
— Alors ils ont réussi leur mission ! fait respectueusement Sanchez.
Je coupe la liaison pour reprendre le talkiewalkie.
— Vous êtes à l'écoute ?
— Et comment ! répond don Enhespez.
— Ils ont détruit la réserve, malheureusement ils vont droit au rio De Profundis. Il n'y a plus qu'une solution pour leur sauver la vie, du moins provisoirement : téléphonez à la base d'urgence et dénoncez-les.