— Cher ami Sanchez, dis-je, voulez-vous être assez bon pour dévisser le moteur Johnson de notre barlu et le foutre à l'eau. Ensuite vous mettrez les rames de la barque dans la vedette et vous récupérerez mon poste d'écoute.
Il obtempère, car il est obtempéreur de tempérament.
Plaouff ! Le moteur est immergé. Vlac, vlac ! les deux rames choient sur le pontage de la vedette. Vrrang ! Il a retiré mon appareil d'un tas de poissons gluants.
— Parfait, mon bon, maintenant, fouillez ces hommes, prenez leurs armes et dites-leur de monter dans la barque !
En quatre minutes la situation est donc rapidement inversée. C'est nous qui occupons la vedette et les quatre marioles qui sont dans la barque de pêche privée de moteur et d'avirons.
— Je pense qu'ils dériveront toute la noye, à moins que des recherches s'organisent, dis-je. En tout cas, avec le poiscaille que nous avons pris, ils ne mourront pas de faim.
Ayant dit, je me mets aux commandes et exécute un magistral départ en trombe (d'eau) dont des violents remous font danser la barcasse.
Sanchez me crie à l'oreille :
— Nous voici dans de vilains draps, señor !
— Le plus vilain des draps, rétorqué-je, c'est le linceul, mon cher, et nous n'en sommes pas encore là !
— Mais je suis connu dans la région et j'ai dit tout à l'heure aux Indiens Ifoti qui j'étais !
— Vous quitterez le pays dès ce soir.
— Mais, don Enhespez…
Déjà tout s'aménage dans ma tête phosphorente.
Un vrai puzzle ! J'assemble les morceaux avec une dextérité fabuleuse.
— Laissez-moi manœuvrer, vieux et tout se passera bien pour nous.
— Où allons-nous ?
— A l'hacienda de San Kriégar !
— Diable, diable ! murmure l'ancien convict après que je lui ai résumé la situation, cela va mal, dirait-on !
— Point tellement, riposté-je. Vous avez téléphoné à la base pour dénoncer Bérurier, ce qui vous blanchit donc aux yeux des Chinois (si j'ose m'exprimer de la sorte). Comment s'est passé-ce coup de fil ?
Le vieillard fronce ses blancs sourcils…
— Je n'étais pas fier de moi.
— Il n'y avait pas d'autres solutions possibles. Ce faisant vous leur avez sauvé momentanément la vie et c'est ce qui importe. Alors ?
— J'ai cru que je n'obtiendrais jamais la communication avec le responsable de la base. Il a fallu que je passe par les autorités et que je me fasse connaître. Ensuite on m'a prié d'attendre. Enfin j'ai eu le grand manitou au bout du fil. Je lui ai déclaré qu'il venait d'engager un imposteur et que ce pseudo-Krackzek était un espion occidental.
Très bien… Tout en bavassant je m'applique à réparer mon poste que son séjour dans le tas de poissons a détraqué. En fait les trous du pick-up sont obstrués et il y a de la viscosité sur les flatercheuses de conjuration.
— On ne vous a pas demandé d'où vous teniez ces renseignements ?
— J'ai dit que je leur fournirai toutes les explications souhaitables par la suite, mais que le plus urgent était d'appréhender le coupable et la gamine qui l'accompagnait.
— Superbe. Pour eux vous êtes donc un allié.
— Ils vont arriver d'un instant à l'autre, assure Enhespez.
— Je l'espère bien. Aussi, voilà ce que vous allez leur dire et ce que nous allons faire !
A peine ai-je achevé de lui donner mes directives qu'une Land-Rover jaune débouche sur l'esplanade du domaine en soulevant (sans effort) un gros nuage de poussière ocre. La nuit est sus prises avec d'ultimes rayons de soleil. Un flamboiement pourpre embrase l'horizon. Je suis un descriptif. Si je me laissais aller je vous pisserais du Flaubert et vous me fileriez sur le rayon du haut de votre bibliothèque, là où votre bonniche dérange pas la poussière.
Une nuée d'hommes jaunes, en bleu (quand on les regarde en branlant le chef on ne voit que du vert) et escortés (pour la forme, la frime et la galerie) de deux flics rondubraziens plus fatigués encore qu'indifférents, déhottent du véhicule. Ouf ! La phrase tortueuse que voici ! Enfin, je m'en ai pas trop mal tiré, y a des fois que vous paumez un adjectif en cours d'écriture ou qu'un verbe vous éclate à la bouille !
O, ironie, à l'instant même que débouche ce chargement de réglisse, mon petit récepteur se remet à fonctionner. J'ai le temps de percevoir la voix haletante du Mastar :
— Inquiète-toi pas, Marie-Marie, y z'auront pas le cœur de te faire du mal.
— C'est pour toi, que je me bile, m'n'onc, susurre la pauvrette en reniflant des chagrins. Quand j' te vois suspendu par les bras, comme ça, tu me fais de la peine à regarder. T'as l'air d'un veau accroché à la devantrine du boucher.
— Soye polie, bon Dieu de m… ! gronde le digne homme. C'est pas parce que je suis dans l'incapacité de te filer une torgnole qui faut profiter de la situation…
Je stoppe et file l'engin sur un meuble. Déjà on toque à la porte ouverte sur la somptuosité du couchant. Un groupe de Chinois se présentent, avec des visages plus hermétiques que des combinaisons de scaphandrier.
— Señor Enhespez ?
Je reconnais la voix suave de l'homme qui, tantôt, réceptionna Béru.
Mon hôte, faisant contre mauvaise fortune bon cœur (ah ! la hardiesse de cette expression !) s'avance vers ses visiteurs :
— Messieurs, dit-il, je vous attendais. Quelle aventure !
Le chef de la base lui dédie un sourire en caoutchouc, vite refermé. Il doit pas avoir le cœur en fête, ce cher homme ! Avec son stock de sulfocradingue évaporé, m'est avis qu'on ne lui votera pas de félicitations lorsqu'il regagnera l'ex-empire céleste ! Après un coup fourré de cette envergure, son avancement, il ira se le chercher chez Plumeau, Dudule !
Il tend une main maussade à ce pestilentiel chien occidental de don Enhespez :
— Je suis le camarade Sin Jer Min En Laï, se présente-t-il.
— Ravi, affirme l'ancien bagnard avec le sourire d'un type qui a bu par mégarde un godet de vinaigre.
— Je voudrais avoir quelques explications à propos de ce qui s'est passé cet après-midi, reprend Sin Jer Min En Laï.
— Dans le fond c'est très simple, déclare mon hôte. Mais permettez-moi préalablement de vous présenter le camarade Saféglouglou, des services secrets albanais.
Je m'avance et salue avec raideur.
Notre hôte (toi de là que je m'humecte) reprend :
— Avant-hier, mon majordome, un certain Tassiépa Sanchez, m'a demandé la permission de recevoir pour quelques jours un de ses parents européens du nom de Krackzek, son beau-frère m'a-t-il précisé, ainsi que sa fille. J'ai agréé, et lui ai permis d'héberger ces gens jusqu'à ce matin. Or, quelle n'a pas été ma stupeur lorsqu'en fin d'après-midi je reçus un appel téléphonique de Monsieur (il me désigne) qui voulait savoir si j'avais chez moi un certain Krackzek et sa fille. Je répondis qu'ils venaient de me quitter.