— Sale brute ! crie Marie-Marie.
Je me tourne vers le chef et lui murmure à l'oreille :
— Cet homme est au bord de l'évanouissement. Ne pourrait-on le conduire, ainsi que l'enfant, dans un lieu plus confortable où nous les interrogerons tranquillement ?
— Mon bu rot, ordonne Sin Jer Min En Laï à ses sbires, ce qui, je l'ai appris sur mon Larousse franco-chinois, veut dire : « Emmenez les prisonniers dans mon cabinet de travail. »
Cinq minutes plus tard, nous sommes réunis dans une pièce rudimentaire. Béru est affalé sur un escabeau. Sa nièce occupe quelques centimètres carrés sur un banc de bois, entre deux gardes vigilants.
Je me mets à arpenter la pièce bourrée de Chinetoques. Mon bon San-A., me dis-je, et puis après ? Tu as réussi, grâce à ton diabolisme basal, à rejoindre tes compagnons, seulement comprends bien une chose : tu ne peux rien pour eux. J'ai beau louchailler de gauche et de droite, je n'aperçois aucune arme sur laquelle me précipiter.
— Asseyez-vous, camarade, propose aimablement Sin Jer Min En Laï.
Une imperceptible lueur d'irritation brille dans sa prunelle féline. J'ai comme un début d'impression que mes manières autoritaires lui brisent un tantinet soit peu les claouis.
Je prends place à sa table (un meuble très sobre, composé d'une grande planche posée sur des tréteaux), et je croise mes mains devant moi, ainsi qu'il sied à un juge d'Instruction au moment d'entreprendre l'inculpé. Mais à la seconde précise où je vais parler, mes yeux fureteurs tombent (sans se faire mal, rassurez-vous), sur un journal rondubrazien. Il s'agit du « Peluquero », l'organe principal du Rondubraz, directeur Gabrielle Robinetto. A la une s'étalent une photographie et un titre, l'une et l'autre extrêmement gras. Le titre annonce : Bertaga Bérou, chef des révolutionnaires phalangistes rondubraziens que l'on croyait morte a été kidnappée par nos services secrets en plein Paris et ramenée clandestinement à Graduronz où elle sera jugée et exécutée.
Et sous ce titre à changement de vitesse, mes amis ! Sous ces sombres caractères qui eussent flanqué des complexes à M. Johannes Gensfleisch (dit Gutenberg) soi-même, se trouve, tenez-vous bien, la photographie de Berthe Bérurier. Aucune erreur n'est possible ! Il s'agit indéniablement de la Baleine. Je reconnais ses bajoues, ses frisettes, ses verrues, son regard bonnasse et vicelard. Je reconnais ses boucles d'oreilles et son médaillon. Je LA reconnais. Et je suis solidifié par la stupeur. La foudre tomberait à mes pieds, je verrais voleter Pierre Doris comme un papillon de chou (piéride), j'entendrais M. Michel Debré raconter une histoire marrante, je lirais un article de Mauriac dans l'Humanité, je verrais un Indou manger de la vache sacrée et un Suisse de la vache enragée que je ne serais pas plus sidéré, abasourdi, annihilé, coagulé, insoluble, prostré, que je le suis !
C'est gigantesque, c'est suprême, c'est démesuré comme sensation.
Eh quoi ! Berthe… Le salon de coiffure, Alfred, l'attentat… Berthe, victime d'une confusion ! Berthe kidnappée, amenée au Rondubraz où, précisément, son mari…
— Qu'y a-t-il ? me demande Sin Jer Min En Laï.
— Un instant, le prié-je.
Je cramponne le baveux pour lire l'article ; le parcourir au moins… Les caractères dansent devant mes yeux. C'est dur de se farcir un papier en espagnol quand on ne parle pas espagnol. Pourtant, mon avidité de savoir est telle que je franchis ce ridicule obstacle. Ma curiosité fait que j'espérante.
Les lettres s'assagissent, le sens des mots se constitue. Vive la racine latine ! Depuis des semaines, Berthe repérée dans Paname, filée, puis embarquée… Une caisse diplomatique expédiée par avion. Berthe mise en hibernation pour le voyage… Berthe incarcérée à la prison Piccolina Roquctta dans la banlieue de Gradttronz. Berthe qu'on va confondre d'atteinte à la sûreté de l'état après l'avoir confondue avec quelqu'un d'autre. Berthe qu'on va fusiller incessamment !
Je lâche le journal.
Revenons à nos moumoutes…
Trop tard.
Pendant que je lisais, quatre nouveaux personnages sont entrés dans la pièce : ceux-là mêmes que j'ai abandonnés quelques heures plus tôt sur les eaux du Papabezpa.
Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, mes amis ; la cerise, c'est la cerise, non ?
CHAPITRE VII
LES ATTRACTIONS SONT COMPRISES
DANS LE PRIX DES CONSOMMATIONS
Quatre doigts frémissants sont dardés sur ma glorieuse (et élégante) personne. Quatre voit vocifèrent (à repasser) en espagnol, en chinois et en ifotisien. Les intonations sont différentes, les accents syllabiques ne sont pas les mêmes, mais ces trois langues cependant se marient pour composer une clameur vengeresse. « Parfait, me dis-je avec ce calme qui fait la force des hommes de ma trempe. Le sort est contre moi, subissons-le vaillamment, dignement. »
Je croise les bras, tout comme l'a fait mon défunt camarade Vercingétorix après avoir virgulé ses armes à César.
Et j'attends, l'œil sûr, le sourire amusé.
Le Chinois chef le branle. Il ne paraît pas autrement surpris. D'ailleurs il a la frite parée pour les catastrophes : avec ses yeux en boutonnière de gilet, ses pommettes surplombantes et ses lèvres aussi minces que deux tickets de métro superposés.
Quand les quatre survenants se sont vidés de leur bile, le cher homme se tourne vers moi.
— Je me doutais que vous étiez un espion, dit-il.
— Voilà un bien grand mot, petit camarade constipé, réponds-je. Nous sommes tout au plus des saboteurs. Le gouvernement français n'a pas aimé qu'on l'évince après que ses spécialistes eussent découvert le sulfocradingue. Tirer les marrons du feu n'est pas une vocation. Nous avions pour mission d'anéantir votre stock et nous l'avons fait. Il vous reste évidemment la légère compensation de vous venger sur nos petites personnes ! Il n'empêche que nous avons réduit аnéant vos efforts de plusieurs mois.
L'autre hausse les épaules.
— Le gisement demeure, fait-il. Mais vous avez deviné juste : vous paierez votre trahison le prit fort !
Une mignonne idée me germe dans le cigarillo.
— Je pense que ça ne sera pas bon marché pour vous non plus, cher Sin Jer Min En Laï. Que diront vos supérieurs quand ils apprendront ce qui s'est passé ? Avoir la responsabilité d'une denrée aussi follement précieuse et la laisser anéantir par le premier peigne-cul venu, avouez que ça n'est pas fort ?
— Merci pour le peigne-cul, grogne le Gravos. Tu pourrais aménager tes expressions, gars !
— Je surveille le camarade-chef, essayant de lire ses secrètes pensées sur sa bouille indéchiffrable. Il reste aussi impavide qu'une statue de bronze. Pourtant, votre futé San-A comprend que, malgré son vif désir de nous découper en menues rondelles, cézigue va devoir s'abstenir jusqu'à la venue des autorités dont il dépend. Nous mettre à mort ne ferait qu'aggraver sa propre situation car, ce faisant, il supprimerait nos témoignages et pourrait passer pour suspect aux regards de ses patrons (si j'ose user d'un terme pareil avec des ressortissants de la Chine populaire). En résumé nous constituons provisoirement pour lui les plus précieux atouts de sa défense.
Effectivement, il donne des ordres et l'on me menotte tout comme l'ami Bérurier. Je cherche Marie-Marie, mais ne la vois pas. Sin Jer Min En Laï a eu la même réaction. Il se met à grincer comme une girouette par gros temps. Les assistants se bousculent, s'effervescent, s'agenouillent, galopent, gardameutent.
J'ai idée que l'espiègle a profité du remue-ménage causé par le retour des quatre naufragés pour se couler discrètement hors du bâtiment. M'étonnerait que la pauvrette puisse aller bien loin. J'entends aboyer les chiens. Y a des martèlements, des cris dans la nuit.