Au bout d'un instant de confusion, on nous embarque au local disciplinaire et l'on nous suspend au plaftard par des chaînes montées sur poulies. Six gardes armés demeurent dans la pièce avec nous. Ils s'assoient à terre et s'adossent aux murs, leur mitraillette entre les jambes. Petit détail pittoresque, un magnétophone de marque japonaise timonié à trois pistes, clapoteur à valve et compressent d'invectives a été branché, afin d'enregistrer toutes les paroles que nous serions susceptibles d'échanger, Béru et moi.
C'est pas la première fois qu'on me suspend par les paluches, mes lapins. Aussi connais-je à fond les affres de cette torture. Au début, c'est pas déplaisant, car ça vous permet de faire un peu d'élongation. Mais très vite l'ankylose vous prend, avec son nuage de vilaines fourmis. On a peu à peu l'impression que vos mancherons vous sont arrachés du corps avec de formidables tenailles. Et puis votre respiration s'embarrasse, vos éponges se paralysent. Les crucifiés, à l'époque de jésus, on les clouait pas : on se contentait de les attacher par les poignets et ils périssaient asphyxiés. Ça prend du temps, des heures et des heures…
— Tu vois, marmonne Béru, depuis que j'ai maigri, je supporte mieux ce genre de plaisanterie. Avant, j'avais soixante kilbus de mieux qui tiraient sur les biscotos…
Un temps.
— Où qu' tu crois qu'elle est t'été, Marie-Marie ? ajoute-t-il.
— J'en sais rien !
— C' que t'as l'air de mauvaise bourre, mec ! mécontente le Paisible, comme si nous devisions devant deux entrecôtes Bercy dans le troquet de mon cousin Troquiet.
Je ne dirai jamais assez la quiétude sublime de cet homme de bien. Dans les pires moments, il s'obstine à vivre l'instant, Alexandre-Benoît. Il ne tient aucun compte des noirs nuages merdoyant sur sa tête. Pour qui sont ces serpents ? Il décide qu'ils sont pour l'institut Pasteur ! De l'inconscience ? Pas vraiment, disons plutôt une totale acceptation de sa qualité d'homme. Il vit sa vie au jour le jour, à la seconde la seconde ! Heureux de chaque bouffée d'oxygène qui lui régénère le gros rouge. Le voyez-ci, accroché en cinq-sept, quand de la chair que trop il a nourrie… Prisonnier, certain de sa mort imminente, loin de sa femme dont il est sans nouvelles et du sort de sa nièce. Et quelle est sa réaction, bonnes gens ? Pour la première fois il se réjouit de son amaigrissement. Ça lui fait moins lourd à sustenter ! Ah ! l'aimable bipède que voilà ! Ah ! la noble âme ! S'il proteste, c'est pour me contester ma mauvaise humeur ! Car c'est cela, Bérurier-le-Fameux : il parle de la mauvaise humeur d'un ami qu'on a pendu par les poignets à son côté ! Pour lui les blessures les plus profondes ne sont que des égratignures, et les écrasements des chiquenaudes ! Je te respecte, Béru. Tu nous honores par ton dépouillement.
— J'ai déjà dû grandir d'au moins dix centimètres, reprend sa Béatitude.
Imaginez la scène, mes petites folles : votre San-A. et son compère en train de jambonner. Six gus silencieux les fixent. Un magnétophone tourne. Le tout dans la clarté fuligineuse d'une ampoule poussiéreuse que sa grille protectrice découpe en rectangles inégaux.
Je me demande si on a retrouvé la gosseline. Sûrement qu'oui. Malgré l'obscurité elle n'aurait pu échapper au flair des chiens policiers. Qu'en feront-ils ? Auront-ils le triste courage de la tuer ?
Ça continue de remueménager dans le camp.
Et don Enhespez ? Qu'en ont-ils fait ? Ah ! les points d'interrogation ne me manquent pas. Mais le plus gros de tous, celui qui prend les dimensions d'une crosse épiscopale, s'applique à Berthe. Son aventure est proprement effarante.
— J'ai une de ces faims, je la vois courir, dit Béru. Si messieurs les citrons nous effacent, j'espère que précédemment on aura droit au sandwich du condamné !
La porte se déverrouille (car nos gardes sont bouclés avec nous) et une masse ensanglantée est projetée dans notre geôle. Je reconnais Enhespez.
Il n'a plus d'apparence humaine, que ses souliers. C'est de la boue ! Un monstrueux hamburger ! On l'a tailladé menu, comme on émince du persil pour la sauce vinaigrette. Ses oreilles sont en fins lambeaux, son nez idem, et ses joues, de même que son cou, ses mains, ses jambes, son ventre… Bouillie rouge ! Décoction dé chairs. Résidu d'homme ! Il forme une masse répugnante sur le sol. Il ne bouge plus. Il ne parle plus. Il ne respire plus ! Il ne pense plus. Bref, tirez-en la conclusion que vous voudrez, mais selon moi il est mort.
— Merde, t'as vu Pépère, dans quel état ils l'ont mis ? bredouille Béru.
Je cherche à piger. Quelque chose me déroute dans ce meurtre langoureusement perpétré. Pourquoi n'a-t-on pas conservé don Enhespez au même titre qu'on nous garde, nous ? Je devine que Sin Jer Min En La a agi en connaissance de cause, mais dans quel but ?
— Ils nous esposent sa carcasse pour nous donner à réfléchir, j' suppose ? dit le Mastar. Y espèrent que devant sa dépouille on va dégoiser des tracs intéressants !
Il tourne son mufle vers le micro du magnéto.
— V'là ce que j'ai déclarer ! hurle le Gros.
Et il entonne, d'une voix qui rapidement s'essouffle :
— Economise tes éponges, Gars, l'interromps- je. Tu es enfantin.
Ça commence à me tirer dans les muscles dorsaux. Ma nuque devient un pieu enfoncé entre mes épaules. Je tire sur mes chaînes comme si je préparais un rétablissement. C'est violent comme effort, mais ça vous déverrouille.
Soudain, un grand brouhaha éclate dans le camp. On court, on galope, on s'interpelle. Des véhicules affairés passent en trombe devant le bâtiment où nous sommes incarcérés. On se croirait dans un fortin assiégé. Malgré leur impassibilité, nos gardes sourcillent et se dévisagent. L'un d'eux finit par murmurer, à l'adresse de ses compagnons :
— Ké cé s' ramdam, bôn Dieu !
Ce qu'on pourrait très approximativement traduire par : « Diable, diable, mais que se passe-t-il donc ! »
— Tu entends ce circus ? s'intéresse Béru. Ma parole, on dirait qu'ils sont en train de tourner les derniers jours de mon pays.
Effectivement, il y a de l'effervescence. Moi qui suis un petit curieux de nature, je donnerais la fortune des Rockefeller pour savoir l'objet de cette bastringuée.
— C'est p't'être un coup de grisou dans leur mine de sulfocradingue, non ? suppose mon compagnon de bonne, de mauvaise et d'infortune.
Au lieu de jouer avec lui au carré de l'hypothèse, je suis, de ce regard sagace qui me vaudrait le nom d'œil de Faucon si j'étais Indien, un mince filet de poussière blanche tombant du plaftard. C'est menu, presque imperceptible, mais j'ai retapissé la chose à cause de ma position qui m'oblige à tenir la tête levée. La poussière coule de façon régulière. Ça ressemble à la poudre de bois coulant d'une vieille poutre becquetée par un ver. Je vous ai dit que toutes les constructions du camp sont faites de plaque en fibrociment. Quelle bestiole peut bien s'attaquer à ce matériau mort, je vous le demande avec accusé de réception.
Je tends l'oreille, à la recherche d'un petit grignotement, mais le vacarme environnant est trop intense pour que je puisse le percevoir. La poussière continue de sourdre. Elle est si légère que, parvenue à deux mètres du sol, elle se disperse. Il n'empêche qu'à terre, cela forme des petits monticules comme dans la partie inférieure d'un sablier qu'on vient de renverser.
Je mate le plafond fixement. Je vois surgir de la plaque blême un morceau de poinçon qui tournique pour agrandir l'orifice.
L'un des gardes lève la tête. Lui aussi a aperçu la poudre blanche. Il signale la chose aux autres, lesquels, regardent à leur tour le plafond percé. Comme ils se lèvent, une petite chose ronde tombe du trou et éclate au sol. J'ai à peine le temps de me demander ce qu'est cet objet. Presque immédiatement tout se brouille et je m'oublie.