— Oh, fiche-moi la paix, impertinente ! m'emporté-je.
Je goûte au pseudo-raisin. Juste deux ou trois grains pour me faire une idée ! C'est doux avec toutefois un léger arrière-goût de camphre.
— Ben quoi, donne ! s'impatiente la mômasse en m'arrachant le raisin d'un bond.
Elle se met à picorer la grappe lorsqu'une voix tombe des hauteurs :
— Non ! Non ! crie Ibernacion en espagnol. Ne mange pas ça !
Je reprends précipitamment les fruits à la petite pour les jeter dans un buisson en forme de taillis.
— C'tait pourtant pas mauvais, déplore la gamine.
Sa voix fait des vagues dans mon oreille. La forêt se met à onduler. J'aperçois deux, trois, quatre, dix Ibernacion dans les branches des arbres, avec, vingt belles cuisses dorées et dix mignons slips qu'elle ne s'est pas confectionnés dans des sacs à pommes de terre, croyez-le. Les gaulus décidants deviennent dorés comme des feuilles de chêne sur le galure d'Eugène-Hérald.
Le sol est bleu, le ciel est rouge. Laisse un peu la fenêtre toute verte, Mince, c'est la lune qu'on aperçoit là-haut, rose praline ? Comment qu'elle est en Amérique of the sud, pardon !
Je me roule dans l'herbe. Marie-Marie idem ! On se marre ! On imite le cri du coyotte ! Vahou vahou vahou ! Je chante la Marseillaise ! Puis l'Internationale ! Un cantique : « O Jésus, doux et humble de cœur ! » On gambade. Y a plein d'elfes autour de nous. Des faunes, des téléphones, des aphones, des saxophones, des interphones, des satyres, des dianes chasseresses, des dianes de Poitou, des dianes de partout ; des dianes de partouzes ! Des Cupidons, des culs-bidons ! Une frénésie ! ça danse, ça s'endiablé, ça s'enlace, ça éclabousse. Des étincelles ! Des fusées de l'or ! Du rouge ! La pourpre ! Vive M'sieur le Cardinal ! Changez à Richelieu-Drouot ! De la musique ! Ça sent si bon la France ! Parole, les gars, on se croit dans la cuistance de l'Auberge d'Armaillé.
Le poultock rôti ! Une fée radieuse m'en sert une méchante porcif ! Je dévore, le jus me dégouline de partout ! Un vrai Béru ! Je béruse, tu béruses… Que nous béruriâmes, que vous béruriâtes, qu'ils… ! Hou lou lou lou lou ! Des peaux rouges criards… Mon truc en plum' ! Plume de z'oiseau… Oh que c'est bon d'être coltiné dans un n'hamac. Un amas de hamacs me pèse sur l'estomac ! Plume de z'oiseau…
CHAPITRE XI
PAS DE QUOI AVOIR LA GROSSE TÊTE
La vie cesse d'être en gévacolore à dominante rouge. Pourtant la féérie continue. J'ai l'impression, tenez-vous bien, d'être couché à la verticale ; entendez par-là que je m'abandonne totalement et que cependant je reste debout. Il me faut un bout de temps pour piger que je suis ligoté à un pieu des chevilles jusqu'au front. Une vraie momie dans son sarcophage. Je fais un effort pour tourner la tête, ce qui me permet tout juste de la déplacer de quelques degrés (centimètres). Ça suffit pour que je puisse capter Marie-Marie et Ibernacion dans mon champ visuel. Comme moi, elles sont solidement saucissonnées. Nous nous trouvons au centre d'une vaste clairière protégée par une haute palissade affilée du dessus. De grandes constructions faites de terre et de roseaux composent une espèce d'agglomération primitive. Pourtant, on aperçoit ça hélas sur les toits, des antennes de télé.
L'esplanade est déserte. A croire que nous sommes les seuls êtres vivants du patelin.
— Ibernacion ! appelé-je.
— Oh ! vous avez repris la bonne conscience, me dit la belle Rondubrazienne.
— J'ai l'impression d'avoir rêvé.
— Ce sont les fruits que vous avez mangés.
Elle m'explique qu'il s'agit d'une plante hallucinogène appelée Hélaisdé.
— Mais j'y ai à peine goûté !
— Cela a suffi. Une seule graine provoque des songes fantastiques.
— Et la petite ?
— Elle continue l'extase… Il s'est passé bien des choses pendant votre crise, señor.
— Appelez-moi Antonio, dis-je, galantin jusque dans les moments les moins propices. Et racontez-moi un peu le topo…
— J'ai trouvé le nid de roicos. Il y en avait quatre, tout, juste emplumés. Quand j'ai descendu de l'arbre, j'ai tout de suite vu que vous étiez en contemplation, vous et l'enfant. J'ai fait cuire les roicos et vous les ai fait manger. Juste comme vous finissiez, une horde d'Indiens a débouché sur nous. Ils nous ont ligotés et nous ont amenés ici pour nous attacher aux poteaux des incantations.
— Que vont-ils nous faire ?
Ibernacion tarde à répondre. Comme j'insiste, elle murmure d'une voix gênée.
— Vous pouvez apercevoir, d'où vous êtes, le hangar de branchage à droite ?
— Oui, je le peux.
— Vous ne distinguez pas comme une guirlande,suspendue dans le hangar ?
— Si, je la distingue. On dirait un chapelet d'oignons semblables à ceux qu'on vend dans certains petits villages de notre Provence.
— Ce ne sont pas des oignons, Antonio, ce sont des têtes humaines.
Pour le coup, je fais comme le Trouvère (je Verdi).
— Les Indiens Jivaros ! bégayé je en m'y reprenant à trois fois.
— Pire, fait-elle, nous sommes tombés sur les Indiens Livaros que nous avons surnommés ici les Chacaux de la Brousse car nos mots en « al » ne forment pas leur pluriel comme les vôtres.
— Mais où sont-ils, on ne voit personne ?
— Ils attendent la nuit pour sortir, c'est leur rituel. Ce soir la lune rousse va se lever, elle marquera le début des réjouissances. Ils allumeront des feux, boiront de l'alcool et chanteront des incantations pour célébrer le grand C'en'mâr Sack, Dieu de la lune rousse. Après quoi ils se livreront à l'orgie de la mi-nuit, puis ils nous sacrifieront pour faire réduire nos têtes.
— Quelle horreur, lamenté-je. Aucun gouvernement n'a jamais essayé d'anéantir cette tribu ?
— Impossible, car vous ne le savez peut-être pas, mais la tête réduite constitue la principale denrée d'exportation du Rondubraz. C'est notre pays, ajoute fièrement Ibernacion, qui approvisionne les musées et les riches collectionneurs du monde entier. Les Livaros achètent leur tranquillité aux autorités en payant un tribut mensuel de cent têtes. Les fortes sommes retirées de la vente des têtes réduites alimentent les fonds, secrets de l'état, fonds qui, assurent l'entretien des guérilleros. Car chaque nouveau gouvernement récompense bien entendu ceux qui l'ont porté au pouvoir.
— Vous n'avez pas revu notre ami Bérurier ?
— Non !
— Qu'il se soit perdu, lui aura peut-être sauvé la vie, rêvassé-je.
Je me penche au maxi pour examiner Marie-Marie. Elle semble somnoler et pousse de temps à autre des petits rires joyeux….
— Toujours en crise, hein ? je soupire…
— Vous avez mangé combien de graines de Hélaisdé ? s'inquiète Ibernacion.
— Deux ou trois.
— Il en manquait huit à la grappe j'ai compté, la petite fille en a donc mangé pour sa part cinq ou six, ce qui est énorme, Elle sera dans le plein délire pendant encore vingt-quatre heures au moins, heureusement pour elle ; ainsi elle ne se rendra compte de rien.
Mon estomac fait un bond.
— Qu'entendez-vous,par « elle ne se rendra compte de rien » ? Vous pensez que les Livaros lui feront du mal ?
— Vous pensez elle constitue pour eux une aubaine la tête d'un enfant est beaucoup plus facile à réduire ! Si je vous disais qu'une tête de bébé réduite se vend à New York, jusqu'à dix mille dollars. Une année, les Livaros se sont emparés d'une colonie de vacances complète. Personne n'a rien dit car il s'agissait d'orphelins, et le Rondubraz a fait des affaires d'or.