— Miséricorde ! lâché-je inconsidérément, je ne vais pas laisser décapiter Marie-Marie !
Ce disant, je tire sur mes liens. Je perçois immédiatement une vive douleur par tout le corps.
— Ne vous démenez pas surtout ! s'écrie Ibernacion, nous sommes attachés avec de l'astrinchonc, c'est une plante qui, à l'inverse du caoutchouc, se contracte lorsqu'on tire dessus. Si vous vous débattiez trop elle finirait par vous étouffer.
Vaincu, anéanti, saoulé de déboires, je m'immobilise en regrettant de n'avoir pas becqueté toute une grappe de Hélaisdé.
La nuit tombe avec un bruit creux..
C'est pas une vanne, mes louves. Juste comme le soleil finit de basculer, des martèlements sourds retentissent.
— Les voilà ! déclare la gai-riez-rose.
En effet, lentement, majestueusement, une population insolite sort des constructions de torchis. En tête marche un vieillard au-nez en bec de rapace. Il porte un pantalon en peau de cavanille. Sur son torse nu, une inscription blanche annonce Attentieugh ALapein.tureugh. Un grand manteau en poils de zavob tressé est jeté sur ses épaules, et une couronne de plumes d'Aniproses sert de couvre-chef au chef.
Il marche, les bras croisés, en zigzag, cependant que deux squaws drapées dans des tuniques de vison rasé l'éclairent à l'aide de torches.
Le sinistre vieillard s'approche et nous passe en revue. Jamais croisé un regard aussi féroce. Des yeux d'aigle, mes biquettes ! Fixes, ronds, immobiles. Le chef chinois, à côté de la sienne, c'était la rayonnante bonté de la petite sœur Xérès de l'enfant Zébu !
Il nous considère donc attentivement. Et un frisson me vrille la tronche car je me la vois en modèle réduit dans sa féroce prunelle (d'Alsace).
— Méhou kaihugh ? demande-t-il d'une voix sans timbre (le destinataire paiera l'affranchissement à l'arrivée).
Le chef Livaros, par ces deux mots, réclame son fils. L'une des femmes lui répond.
— Huguétalatélé !
Ce que je ne parviens pas à traduire.
Vous ai-je parlé des autres gus de la tribu et de leurs attributs ? Non, pas encore : J'y arrive !
Les hommes sont tous torse nu et ont des pantalons collants taillés soit dans la peau de cavbuille, soit dans de la peau de bavurne. Pour se différencier de leur vénérable chef, ils n'ont pas son âge, ni son manteau non plus que sa couronne de plumes. Une seule plume est plantée dans leurs cheveux huileux, roulés en chignon l'altière de leur plombe.
Tout le monde s'assoit en demi-cercle. On passe au grand chef un calumet de la rué de la Paix bourré d'Early Morning de chez Dunhill (je reconnais à l'arôme antique). Et le vieillard se met à piper sans piper un mot. Je comprends qu'il cherche à faire des ronds de fumée. J'ai envie de lui conseiller le cigare qui lui faciliterait l'exploit, mais je ne sais comment on dit : « Avec un Coronal ce serait plus facile » en indien livaros.
Toute la population est très attentive. On sent croître l'attention. Elle monte en même temps que la fumée bleutée du calumet. Parfois, les volutes de cette dernière semblent vouloir constituer un cercle, et puis, au dernier moment, v'là qu'ils se contorsionnent et s'effacent. Inlassable, le vieux chef réitère sa tentatives Il est obstiné, il est farouche. Ses lèvres minces s'arrondissent ; sa langue chargée pointe à travers le brouillard qu'il exhale.
Je souffle à Ibernacion :
— Pourquoi veut-il absolument faire des ronds de fumée ?
— C'est notre seule chance, dit-elle.
— Quoi, qu'il les réussisse ?
— Au contraire : qu'il n'y parvienne pas. Cela signifierait que le dieu de la lune rousse refuse les sacrifices…
Vous parlez qu'à partir de là, je me passionne un peu beaucoup pour l'exploit, mes drôles ! Chaque fois qu'il rejette un nuage de fumaga, j'ai le guignol qui marque un temps d'arrêt. Si le sors de cette foutue séance, je resterai arythmique for ever.
— Il va fumer toute la nuit, m'inquiété-je.
— Non, un seul calumet.
— Et s'il n'y parvient pas.
— Nous serons relâchés. Je pense qu'il n'y parviendra pas, ajoute la calme jeune fille.
— A cause ?
— Selon des rumeurs qui courent chez les guérilleros, le grand chef Nibdanlkalbhâr serait asthmatique et depuis quelques années la fumée l'incommoderait beaucoup. D'ailleurs il fume dans son calumet du tabac d'importation, plus doux que celui d'ici.
Imperturbable, le vieux gus continue de tirer sur son tuyau. Il amoncelle une vache provise de fumanche et se-l'expulse, la tête levée vers le ciel. Toujours rien. La populace paraît un tantinet soit peu désappointée. Si pépère continue de rater ses ronds de fumée, j'ai idée qu'on lui renouvellera pas son septenat. Et p't'être même que ses sujets réclameront des érections anticipées. Malgré leurs frimes impassibles, je décèle du mécontentement dans les prunelles éclairées par les torches.
Le calumet se met à grésiller. Ça va être les ultimes bouffées. L'espoir s'épanouit dans mon âme sereine. Le vieillard tète presque à vide maintenant. Il rassemble les ultimes résidus de la combustion. Sa bouffarde est hase. Longtemps il conserve la tête renversée en arrière avant de cracher la dernière bouffée : Il la fait rouler dans sa bouche. Il tastefume. Puis sa bouche s'ouvre comme un trou de balle de vache qui s'apprête à bouses. Pendant un instant rien ne sort. Il retient sa respiration, il emmagasine la fumée tout autour de sa langue arrondie sur mari. Enfin ça part de lui telle la vapeur d'un samovar. Et alors, mes pauvres amis, un rond, de fumée magnifique, bleu, parfait, plus rond que la roue de secours de votre chignole se met à tourniquer dans la lueur des torches. Et le rond ressemble à une auréole glorieuse qui plane, stagne, s'élargit, rayonne, émerveille.
Un immense soupir monte de la populace. Par trois fois, le cri de liesse des Livaros retentit, terriblement rauque :
— Heugh ! Heugh ! Heugh !
Le grand Nibdanlkalbhâr sort le tuyau du calumet de sa bouche, comme s'il s'agissait d'un thermomètre.
— Betigh ! fait-il. Et il dégobille plus fort qu'une vieille Anglaise sur le ferry-boîte.
C'est beau à son âge de pouvoir encore réussir des ronds de fumée, non ? Même ses détracteurs l'admettent. Un homme de septante-huit berges qui rondefume sans la brochure explicative, ça ne se rencontre pas fastoche. C'est comme les léadères de la politique, blanchis sous l'harnois, qui te vous dégoisent des discours sans papelard. Ils font illuse grâce à ça. Le peuple confond mémoire et génie. Si vous essayez timidement d'objecter, il te vous coupe la parole, le peuple.
— Sans papier ! dit-il énergiquement.
— Mais, que vous bêlez…
— Sans papier ! qu'il vous coupe la parole.
— Enfin, quoi, c'est pas sorcier de…
— Ah non ! sans papier ?
Y a des moments, je me demande, ces léadères chenus, s'ils vont aux gogues comme ils vont au micro : sans papier !
La frénésie se déclenche chez les Livaros. On se met à danser, à chanter, à picoler. La grande fiesta, mes lapins !
Les conseillers municipaux du village tournent autour de nous en se tenant par la main et en tonitruant avec des voix, barbares ce chant belliqueux :
— Tsavévhoû plantélé ch'hoù ; halam hod' halam hod'…
Le sang vous fige dans les tuyaux, mes chéries.
Ce charivari varie et charrie la populace d'un bout à l'antre de l'esplanade. On brandit des haches, on jette le manche après la cognée, on queue leu lute en poussant des cris, on filindienne, on foule-indienne. C'est saoulant. J'ai envie de crier pouce !