Le ronron croît, sans toutefois se multiplier. J'avise, très loin, au sommet d'un dos d'âne, une camionnette.
— Il faut l'arrêter ! décidé-je.
— Il ne s'arrêtera pas, Antoine.
— Et si nous barrons la route ?
— Il foncera !
Elle fait claquer ses doigts.
— A moins que…
N'écoutant que mon désir, elle ôte son corsage. A propos, faut que je vous fasse une confidence au passage : Ibernacion ne porte pas de soutien-loloche.
— Tu parles d'un toupet ! crépite la jeune houri de Marie-Marie en voyant jaillir les deux superbes poires ambrées.
— Cachez-vous ! nous crie la Rondubrazienne en se précipitant, la poitrine offerte, sur la route.
Elle ébouriffe sa chevelure ; s'accroupit contre le talus et fait un geste pantelant de la main. La camionnette débouche du virage. Il s'agit d'un vieux tacot chargé de briques. Il est piloté par un métis à la moustache en guidon de course.
Le conducteur jette un regard vers la femme qui le hèle. D'instinct il accélère. Mais il avise la poitrine nue et le voilà qui file un coup de patin terrible. C'est magique comme stop. Il se paie même le luxe de faire marche arrière pour retourner au niveau de ma jolie camarade. Comme elle ne bronche pas, feignant la fille blessée, le gars débarque de son os et s'approche d'elle en roulant des carreaux larges comme des couvercles, de lessiveuse. Il prend un jeton de grand style. Il voudrait s'en mettre plein les poches, ou du moins plein les mains, après s'en être mis plein la vue.
Je juge l'instant opportun pour une intervention style bandit calabrais.
Je m'annonce derrière sa pomme. Il n'a pas le temps de se retourner : ma main tranchante lui atterrit sur la nuque. Aussitôt il tombe à genoux, comme à l'entrée de la crotte miraculeuse et se met à compter les cierges.
— Tu sais conduire ? demandé-je à Ibernacion que je tutoie) en la regardant remballer sa laiterie modèle.
— Bien sûr ! Même des camions !
Je fouille le conducteur et lui chourave son billet. Ce dernier contient des papiers au nom d'Octébo Duproz ainsi que quelque argent.
— Je vais ménager une planque dans les briques où je me dissimulerai avec la petite et le chauffeur pendant que tu piloteras la camionnette, d'accord ?
— Banco ! répond-elle en espagnol.
— Direction Graduronz. Voici les papiers de la voiture et de l'argent pour acheter de l'essence, si la police t'arrête en route, comme tu n'as pas ton permis de conduire…
— Je leur donnerai un billet de banque, fait-elle négligemment, ici c'est ce qui remplace les pièces d'identité. Les flics préfèrent la photo en couleur de la République à la nôtre.
— A Rondubraz tu demanderas l'adresse de l'ambassade de France et tu t'y rendras directo, d'ac ?
Elle me cloque un baiser miauleur qui met le comble à la rogne de Marie-Marie.
— Eh, Antoine, réveille-toi, mon Grand, j' vois bien qu'on a arrivé.
— Je bâille, puis me fourbis les carreaux.
Effectivement, nous ne roulons plus. J'entends racler les briques sur le plateau du véhicule.
— T'as pioncé comme la Loire, fait la môme. Et le plus marrant, c'est que l'autre connard à moustaches aussi a dormi. Y z'ont pas l'air de se biler dans ce pays !
Elle dit vrai : le dénommé Octébo ronfle plus fort qu'un rasoir électrique en marche sur une pile de soucoupes. Bientôt une brèche se constitue dans notre niche et le soleil nous rejoint. J'aperçois le visage de la brune Ibernacion à travers l'épaisseur de briques.
— Nous sommes arrivés, fait-elle.
Elle achève de nous dégager et nous sortons de notre planque. Le métis ne s'est même pas réveillé.
Nous nous trouvons devant une grille peinte en vert à laquelle flotte le drapeau françouais. Au fond d'un jardin planté de cocotiers se dresse une belle demeure de style colonial : l'ambassade de la République gaullienne.
On se sent bigrement ankylosé, la gamine et moi. Quelques mouvements pour se rétablir le circuit puis nous nous dirigeons vers le bâtiment.
En haut du perron, une paire de militaires rondubraziens monte la garde, assis dans des fauteuils à bascule, en fumant des cigares gros comme des pains de trois livres. Ma mise ni ma mine ne leur inspirant confiance, l'un deux me barre le passage en allongeant sa jambe.
Je stoppe contre ce frêle obstacle et le toise d'un regard cloaqueux.
— C'est à quel propos ? lui dis-je.
— Papeles ! il fait sèchement en tendant la main.
— Justement, je viens les chercher ici, lui dis-je.
Mais il n'en démord pas.
— Papeles.
— Explique-lui ! demandé-je à Ibernacion.
Elle y va de la menteuse, s'anime, gesticule, tonitrule, déclamule ; rien n'y fait, l'autre reste de marbre. Il baragouine quelque chose et répète, pour la troisième fois : papeles.
— Rien à faire, déclare Ibernacion, il ne veut pas que nous entrions.
— De quel droit ! Nous sommes ici en territoire français, et je viens demander le droit d'asile !
— Il paraît que la révolution est commencée.
Devant l'imminence de l'émeute, le gouvernement assure la protection des bâtiments diplomatiques.
— La surveillance, oui !
Je fais un truc assez marrant, je pense, vous me z'allez confirmer ou infirmer : je saute en écartant les pinceaux et mes nougats, retombent simultanément sur chaque rebord des fauteuils à bascule. Que font deux fauteuils à bascule en pareille conjoncture ? Ils basculent, mes truffes !
V'là donc les deux soldats qui partent à leur rencontre et trinquent de la Galbasse. Bloninggg ! Ils sont estourbis. Poursuivant leur mouvement, les fauteuils basculent alors dans le sens contraire ce qui précipitent les gardes par-dessus leurs dossiers. Floccc, Flaccc ! (l'un est plus gros que l'autre). Mes lascars s'étalent sur le carreau.
— Entrez, mesdemoiselles, dis-je en poussant la lourde.
Nous pénétrons dans un grand hall terminé par un imposant escalier de marbre blanc. Au miter du hall, il y a une vaste table d'acajou. Sur la table un écriteau : « Renseignements » (en français et en espago). Derrière la même table : deux sus : un Français feutré, blafard, brun et Toqué triste et un officier rondubrazien qui doit être au moins grand super maréchal d'exception à en juger aux galons dont il s'habille.
— De quoi s'agit-il ? froncelésourcile le Français d'une voix grinchante (il est auvergnat par un ami de son père).
— Je voudrais rencontrer l'ambassadeur d'urgence !
— Son excellence ne reçoit que sur rendez-vous répond l'autre. Écrivez à la chancellerie en faisant part de l'objet de votre visite et dans les dis jours il vous sera répondu, si toutefois vous mettes un timbre pour la réponse.
Je sens le sang, la rage, la bile, et l'impatience m'affluer au visage et se répandre dans tout mon individu.
— Dites, Vieux, c'est pas pour avoir le catalogue de la Redoute, fulminé-je. Il s'agit d'une chose d'une extrême gravité et d'une extrême urgence.
Le guignol effare un œil sur l'officier qui le flanque.
— C'est qu'est-ce, qué c'est ? demande ce dernier dans un français qui ressemblerait à de l'espagnol s'il était proféré dans la langue de Don Quichotte.
— C'est privé, priver, private, comprendido ?
— Papeles !
— J'ai pas de papeles ! Rien, perdus, zéro ! Pas même un bout de papier hygiénique ! Je suis un haut fonctionnaire parisien qui a tout perdu, sauf le sens de l'orientation, et je veux voir mon ambassadeur !
L'officier se met à crier :