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Assise à mon côté, Ibernacion caresse doucement ma jambe droite. Elle me redonne courage. Ce qu'il y a de consolant en ce monde, c'est qu'on y fait de belles rencontres, les gras, pardon, je veux dire : les gars !

— Nous approchons ! fait l'ambassadeur ; encore quatre kilomètres. Cela dit, mes chers amis, je me demande ce que je vais dire à ces énergumènes…

— La vérité, Excellence ! riposté-je noblement.

— A condition qu'ils veuillent bien l'entendre, soupire Antidémoc. Maintenant que l'exécution a été programmée à la tévé, jamais le directeur des programmes n'admettra qu'elle n'ait pas lieu : il se ferait lyncher par les téléspectateurs.

Il se tait, l'œil figé sur la ligne bleue de la Cordillère de Chanvre.

— Mon Dieu ! s'exclame Pinaud, que se passe-t-il ?

— Mais je ne sais pas ; répond Antidémoc, cela ressemble fort à un incendie.

Fectivement, ça crame devant nous. Pourtant Marie-Marie est demeurée à Graduronz !

— Quel pays ! lamente l'ambassadique. Je commence à en avoir assez de la Carrière ! J'ai hâte de retrouver mon douillet appartement de la rue Gay-Lussac, là-bas au moins, je suis tranquille.

La foule se fait de plus en plus nombreuse et de plus en plus belliqueuse ! Des gars armés de vieux fusils, de fourches, de rasoirs électriques, de fixe-chaussettes transformés en fronde, de bouquins de Malraux Tsé-toung (reliés chagrin), de photographies d'Élisabeth II et de disques de Claude François, déferlent en chantant « Gare, Victoria ! » un hymne exaltant l'esprit révolutionnaire.

Ils belliqueusent un peu à la vue de notre Rolls rose, mais se calment en découvrant le fanion français piqué sur une aile avant.

Je ralentis par la force des choses. Ibernacion profite de notre allure réduite pour questionner ses compatriotes :

— Que se passe-t-il ? demande-t-elle.

— La révolution ! lui est-il répondu.

— Renseignement plus amplement pris ; les habitants de la région ont décidé de s'opposer à l'exécution de Bertaga Berruros, non à des fins politiques, mais pour protester contre l'indigence des programmes de télévision. Ils comptent, ce faisant, attirer l'attention des pouvoirs intéressés sur le bien-fondé de leurs revendications.

— Alors, demande l'ambassadeur, ce serait donc la prison qui brûle, là-bas ?

— Si, señor, c'est !

Ça lui fait un petit quéque chose, à l'Excellence. Quand on est un personnage important, on n'assiste pas de gaieté de cœur à l'incendie d'une prison.

— Et la prisonnière ? coassé-je ? Hein, la prisonnière, qu'est-elle devenue ?

Ibernacion traduit ma question.

— Des compagnies de guérilleros, attirés par le feu, l'ont délivrée et emmenée avec eux, lui répond-on.

— Dieu soit loué ! dit Pinaud.

— Oh, vous savez, je n'y suis pour rien, fait distraitement notre ambassadeur.

Au moment où je m'efforce d'accélérer, voilà-t-il pas qu'un fort concours de peuple débouche, obstruant totalement la voie. Illico, Ibernacion plonge sous le tableau de bord.

— Les guérilleros ! annonce-t-elle. Je reconnais ma compagnie.

Du coup, j'ai peur que sa compagnie me reconnaisse, moi ! Mais vous savez mon efficacité. Mon esprit de décision ? Ma promptitude !

Il faut qu'une morte soit toute verte on fermée, a dit Musset.

Je chope d'une main le chapeau de Pinaud et de l'autre les lunettes de l'ambassadeur en les priant l'un et l'autre de m'excuser.

Le cortège déboule en braillant des slogans nationalistes, du genre : « Le Rondubraz aux Rondubraziens », ce qui contraste avec les chants révolutionnaires de la foule précédente ; mais il faut dire, pour la décharge de celle-ci, que les guérilleros, eux, sont des professionnels qui tiennent la comptabilité de leurs révolutions.

Je reconnais confusément quelques bouilles dans l'assistance. Notamment celle de mon avocat.

Ils sont des centaines, bien armés, qui défilent en marchant an pas cadencé. Ils ont taillé leurs barbouzes selon les normes 45 ter (celles des ours d'insurrection) et ont mis des fleurs dans le canon de leurs fusils pour impressionner les éventuels adversaires (ça fait délibérément victoire et les autres n'insistent pas). Le défilé continue. On devine à un renflement, à une émulsion des troupes, que quelque chose ou quelqu'un de considérable approche. Les civils qui se sont écartés pour laisser s'écouler la Révolution hurlent des mots éclaboussés de délire. J'essaie de comprendre la signification de ces six syllabes scandées sans cesse sur l'air, non pas des lampions, mais des bougies. Les mots se rapprochent, s'unifient, deviennent clameur. Ils ondulent, ils moutonnent. Je les reçois à pleins :

— Que viva Bertaga ! Que viva Bertaga ! Que viva Bertaga !

Les mains se tende. On agite des mouchoirs, des chapeaux, des aimes, des slips, des béquilles, des suspensoirs, des encensoirs, des journaux. Y en a qui tiennent leur dentier à bout de bras afin que leurs acclamations tombent de plus haut.

« Que viva Bertaga ! Que viva Bertaga !.. »

La populace éructe, érecte, orgasme, morille, trémouille, quenouille, bredouille, citrouille ! On voit pleurer des femmes, s'évanouir des vieillards. Des petites filles s'empalent sur les grilles d'une raffinerie de fromtobock. Leurs cris passent pour être de liesse et non de douleur. La ferveur est londrès ! Un cul-de-jatte manchot tape « Algérie française » sur le rebord de sa voiturette. Un sourd-muet crie des deux mains à la fois. Un aveugle de naissance et de profession palpe les nichouillards de sa voisine pour lui examiner l'allégresse. Un Ancien Combattant s'effeuille les décorations et les jette vers ce qui s'avance. Et, savez-vous ce qui s'avance, mes ahuris ?

Debout dans une voiture découverte, brandissant un drapeau rondubrazien (le nouveau, celui qui représente un papillon blanc posé sur une banane) ? Berthe Bérurier en personne. Pins mahousse, plus bourrelée, plus fondante que jamais les aigrettes de ses verrues au vent !

Elle distribue des baisers. Elle fait claquer son drapeau neuf ! Elle glousse parce que deux ou trois gaillards barbus lui papouillent la géographie sous prétexte d'assurer son équilibre.

Ses lèvres remuent. On n'entend pas : elle doit lancer des « Muchas gracias ». (Car elle a toujours été douée pour les langues, Berty ; c'est pas Alfred le pommadoche qui me contredira s'il s'en tire.)

— Berthe ! clamé-je.

Hélas, dans le vacarme elle n'entend pas ! Elle ne me voit pas ! Elle passe, héroïne de légende, sur sa route triomphale, jonchée d'étendards.

« Que viva Bertaga ! » trépigne-t-on autour de moi… La robuste guerrière s'éloigne, je vois son dos gras, son gros cou violacé, ses cheveux ébouriffés par le vent. Et puis la gloiré l'escamote. A nouveau c'est la foule, la cohorte de guérilleros, les chants libérateurs.

Et puis il ne reste plus qu'une kermesse sédentaire.

Je m'ébroue lentement. Ibernacion sort de sa planque. On se regarde, Pinaud et moi, longuement, avec un peu de crainte, comme si nous doutions de nos sens, de nous, de la vie…

— C'était bien elle, hein ? fait-il en reniflant son émotion.

— Oui, Pinuche, c'était bien elle.

Je restitue au diplomate ses lunettes.

— Où l'emmènent-ils, Excellence ?

— Au palais présidentiel, naturellement ! Ils vont vraisemblablement la nommer présidente de la République. Heureusement, nous n'avons pas eu à intervenir, ajoute-t-il.

Nous rebroussons chemin pour regagner l'ambassade.